samedi 21 mars 2020
We have always lived in the castle - Shirley Jackson
Il existe en littérature, et dans toute forme de narration certainement, ce que j'appelle le syndrome Jane Eyre, ou, pour être plus moderne, le syndrome Harry Potter. C'est très simple : façonner un protagoniste central jeune et relativement aimable qui fait face à un monde hostile où la plupart des gens sont gratuitement méchants envers lui. Le protagoniste subit ces injustices tout en étant, finalement, le héros, l'élu. Pour le lecteur, il est en conséquence très facile de s'identifier : qui n'est pas, au fond, persuadé d'être quelqu'un d'unique dans un monde injuste et méchant ?
We have always lived in the castle (1962) de Shirley Jackson est un peu l'incarnation de cette méthode narrative poussée à l’extrême. La narratrice, jeune fille à la personnalité de bête sauvage, vit seule avec sa grande sœur et son oncle handicapé vaguement sénile dans une grande maison à la campagne. Six ans plus tôt, un drame est arrivé : tout le reste de la famille a été empoisonné au cours d'un repas. Qui les a empoisonnés, et pourquoi ? On aura la réponse à cette première question, mais pas à la seconde : cette retenue est un excellent choix, le lecteur est invité à s'interroger.
Bref, depuis le drame, tous les gens du village voisin détestent ce qu'il reste de la famille de la narratrice, notamment sa grande sœur, qui est la tueuse supposée. Alors, pour faire face à ce monde social plus qu'hostile, les deux jeunes femmes se barricadent pendant des années dans la maison. Elles se façonnent une vie à moitié rêvée, réglée par des habitudes et des rituels. Elles se complaisent dans la solitude et ont peur, terriblement peur du monde. Le drame et l'isolement qui a suivi n'ont pas été sans conséquence sur leurs personnalités : la narratrice est plus sauvage et farouche que son chat, elle exprime sa haine en rêvant sans cesse la mort d'autrui et elle vit presque dans un conte de fées personnel ; la grande sœur est plus tranquille, posée, elle n'ose pas sortir et se façonne une carapace de figure maternelle ; quant à l'oncle, sa folie est douce, il incarne le diseur de vérité, le bouffon cynique qui n'a plus à porter de masque social. Ces personnages sont la grande force du roman de Shirley Jackson : ils sont exubérants et inhabituels, drôles et dramatiques.
Ainsi il n'y aura pas de fin joyeuse dans laquelle les jeunes femmes trouveraient finalement leur juste place dans la société. Au contraire, face à un monde social toujours plus violent, violent jusqu'à l'absurde, elles se barricadent encore et encore, presque jusqu'à devenir elles-mêmes des personnages de conte de fées.
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