jeudi 24 octobre 2019

Le Monde comme volonté et comme représentation - Livre 1 - Schopenhauer


Le Monde comme volonté et comme représentation - Livre 1 - Schopenhauer

Après avoir découvert Schopenhauer avec Sur la liberté de la volonté humaine, je m'aventure dans son œuvre majeure, Le Monde comme volonté et comme représentation (1819). Mais je m'y aventure prudemment, en prenant mon temps, ainsi je ne vais faire le point ici que sur le premier livre du volume (de plus de 1400 pages). Déjà, Schopenhauer est étonnamment lisible. Son propos ne m'est pas toujours limpide, mais son écriture, elle, l'est. Ce premier livre ressemble à une base pour ce qui va suivre : il se penche sur la perception du réel, et étant donné le caractère très abstrait du sujet, l’ensemble peut paraitre un peu abscons. J'essaie donc de m'y dépatouiller.

Il commence par poser la différence fondamentale entre l'objet et le sujet : le sujet, c'est ce qui connait, l'objet, c'est ce qui est connu. Par exemple, notre corps est un objet pour notre conscience. Il amène ensuite la causalité et annonce dès la seconde page sa vision déterministe : « Un objet quelconque est lié nécessairement à d'autres, étant déterminé par eux et les déterminant à son tour. Cette loi est si vraie que toute la réalité des objets en tant qu'objets ou simples représentations consiste uniquement dans ce rapport de détermination nécessaire et réciproque ; cette réalité est donc purement relative. »

Viens ensuite l'entendement, la capacité de faire sens des perceptions : « De même que l'apparition du soleil découvre le monde visible, ainsi l'entendement, par son action soudaine et unique, transforme en intuition ce qui n'était que sensation vague et confuse. » (p.36)  C'est la représentation du titre. Les sens ne sont pas l'intuition ; c'est l'entendement qui lie la cause et l'effet, l'entendement est donc la représentation de la causalité. Ainsi « Devant les sens et l'entendement, le monde se donne et se révèle avec une sorte de naïve franchise pour ce qu'il est, pour une représentation intuitive, qui se développe sous le contrôle de la loi de la causalité. » (p.40)

Après l'entendement vient la raison : « Savoir est l'unique fonction de la raison ; à l'entendement seul, en dehors de toute influence de la raison, appartient l'intuition. » (p.52)

Page 58, le relativisme de Schopenhauer semble aller un peu loin pour moi. Il tape sur le matérialisme en prétendant que celui-ci nie le sujet : « Il n'y a point d'objet sans un sujet ; tel est le principe qui condamne à tout jamais le matérialisme. » Et quelques lignes plus loin : l’œil est « l’intermédiaire indispensable de la connaissance, pour laquelle et dans laquelle seul le monde existe, sans laquelle il est impossible même de le concevoir ; car le monde n'est que représentation, et, par suite, il a besoin du sujet connaissant comme support de son existence. »  Position extrême : l'univers n'existerait donc pas sans conscience pour le percevoir ? Mais alors, l'univers est-il né avec la perception ? Idée étonnante pour un non théiste. Ensuite les choses s'éclairent un peu : Schopenhauer  semblait vouloir mettre en avant une contradiction : « Nous voyons donc que, d'une part, l'existence du monde entier dépend du premier être pensant, quelque imparfait qu'ait été cet être ; d'autre part, il n'est pas moins évident que ce premier animal suppose nécessairement avant lui une longue chaine de causes et d'effets, dont il forme lui-même un petit anneau. » Certes, mais je ne suis toujours pas convaincu par la justesse de la première partie du paradoxe : le monde est représentation pour nous, et sans nous, eh bien, le monde est tout court.

Schopenhauer fait ensuite honneur à sa réputation de pessimiste : il semble présenter la raison comme l'origine du doute, de l'erreur, de l'anxiété et du regret, rien que ça : « Si, dans le représentation intuitive, l'apparence peut un instant déformer la réalité, dans le domaine de la représentation abstraite l'erreur peut régner pendant des siècles, étendre sur des peuples entiers son joug de fer... » (p.64) Et il continue ainsi. Alors d'accord, mais quelle est l'alternative ? Rester dans la représentation intuitive ?

Récapitulatif (p.68) :
  • L'entendement : « connaissance immédiate du rapport de cause à effet ; et l’intuition du monde réel, aussi bien que la prudence, la sagacité, la faculté de l'invention... » 
  • La raison : « la formation des concepts »
Voilà qui me rappelle le rapport de Platon à la réalité : « La réflexion ne saurait être qu'une imitation, une reproduction du monde de l'intuition (...). Ainsi peut-on dire très exactement que les concepts sont des représentations de représentations. » (p.70) Et en effet, on peut comprendre cette vision : la pensée, aussi élevée qu'elle se suppose, ne peut pas se défaire des racines de l'esprit, c'est à dire du rapport au monde perçu, ou, comme dirait Schopenhauer, représenté.

Toujours sur ce doute envers la raison : « la raison se porte toujours à reporter devant la connaissance ce qui a été perçu d'autre part, elle n'élargit pas à proprement parler notre connaissance ». L’entendement comprend la causalité des choses ; la raison transforme cela en concepts et permet donc de reproduire et modifier la causalité intuitivement saisie. (p.86,7)

Et donc je retrouve ce qui m'avait déjà marqué chez Schopenhauer reprit par Nietzsche : cette séparation de la conscience en deux parties qui ressemblent trait pour trait à celle développée, à grand coup d'études modernes, par Daniel Kahneman dans Thinking, Fast and Slow. C'est le duo connaissance intuitive / concepts abstraits. Comme Kahneman avec toute une vie de recherches scientifique derrière lui, Schopenhauer, à pas encore 30 ans, rappelle l'importance de l'abstraction, moins facile, si l'on peut dire, que l'intuition : « On peut acquérir, à l'aide du simple entendement, une connaissance intuitive immédiate du rapport causal des modifications et des mouvements des corps naturels, et s'en contenter pleinement ; mais on ne peut la communiquer que lorsqu'on l'a fixée dans des concepts. » (p.89)

Retour au doute envers la raison et la science : pour Schopenhauer, il y a à l'origine de toute preuve une vérité prise pour acquise, et donc non démontrée. (p.100) Ainsi, pour lui, « l'intuition est la source première de toute évidence ». (p.106) On le comprend donc quand il oppose la philosophie aux sciences : « Le propre de la philosophie, c'est qu'elle ne suppose rien de connu, mais qu'au contraire tout lui est également étranger et problématique... » (p.120) Il me semble que Nietzsche n'a pas été en grand désaccord avec ceci.

Pour conclure ce premier livre, Schopenhauer s'attaque, avec une relative bienveillance, aux stoïciens. J'aime sa discussion sur le sujet, et particulièrement la façon dont il regrette la vertu en tant que moyen vers le bonheur, et non en tant que but auquel il faut sacrifier le bonheur. (p.126, 131) Cependant sa vision des compagnons du Portique me semble un peu polluée par un absolutisme peut-être d'origine chrétienne : il pointe à juste titre que l'idéal stoïcien est presque (et c'est discutable) un « mannequin inerte, raide », et que « le contentement et le bonheur parfaits sont en opposition directes avec la nature humaine ». Certes, mais Schopenhauer prend cet idéal trop au sérieux, à la façon des chrétiens qui prennent trop au sérieux une perfection divine fantasmée. La position du stoïcien, ce n'est pas tant l'idéal que le chemin qui mène à l'idéal. Pensons à Sénèque se défendant face à ses détracteurs (avec une once de mauvaise foi d'ailleurs) : il ne prétend même pas que l'idéal soit atteignable, mais il défend le chemin qui y mène. Le philosophe marche ainsi, paisiblement et délibérément, entre l'inconscient, qui ignore le chemin, et le religieux, qui se flagelle faute de pouvoir jamais arriver à l'idéal au bout de la route. J'ai l'impression que Schopenhauer se rapproche de ce second cas.

Eh bien, à ce rythme-là, je ne suis pas près de voir le bout du Monde comme volonté et comme représentation : tout ce que je viens d'écrire concerne moins de 10% du volume.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire