samedi 19 octobre 2019

Aurore - Nietzsche

Aurore - Nietzsche

Après Humain, trop humain (1878) et ses deux massifs appendices, Opinions et sentences mêlées puis Le Voyageur et son ombre, le prochain livre de Nietzsche est Aurore (1881), peut-être l'un des moins connus parmi ceux de sa grande période. Je dois avouer avoir ressenti une certaine baisse d’intérêt après les deux premières parties (il y en a cinq en tout), ce qui est certainement dû au fait que Nietzsche ne suit pas un plan avec une destination précise, mais tourne dans tous les sens, parfois en rond, et reformule sans cesse les mêmes idées en les faisant évoluer par petites touches. Néanmoins, le plaisir est toujours là, son écriture est flamboyante, les formulations percutantes ne manquent pas, et on ne peut pas ne pas s’enthousiasmer pour la radicalité explosive et vivifiante de Nietzsche.

1. La première phrase du premier aphorisme est déjà un coup de marteau contre tout : « Toutes les choses durables sont progressivement si imprégnées de raison que leur provenance irrationnelle en devient invraisemblable. » Nietzsche n'expose pas là un concept nouveau chez lui, mais j'aime cette entrée en matière stimulante, qui, pourtant loin d'être drôle, fait inévitablement sourire par con côté abrupte.

16. Encore une fois il voit l'humanité avec du recul. Après un exemple de rite arbitraire : « Cela dit pour corroborer le grand principe avec lequel commence la civilisation : les mœurs, quelles qu'elles soient, valent mieux que l'absence de mœurs. » Car une culture unificatrice peut être faite de n'importe quoi, et il faut bien commencer quelque part la marche vers la société.

35. « "Fie-toi à ton sentiment !" Mais les sentiments n'ont rien d'ultime, d'originaire, derrière eux se trouvent des jugements et des évaluations, dont nous héritons sous la forme de sentiments (inclinations, répulsions). L'inspiration qui naît d'un jugement descend directement d'un jugement — souvent faux ! Et certainement pas du tien ! Se fier à son sentiment, cela signifie obéir plus à son grand-père, à sa grand-mère et à leurs grand-parents qu'aux dieux qui sont en nous : notre raison et notre expérience. » J'ai l'impression de voir ici à la fois une inquiétude envers l'origine de la volonté qui me fait penser à Schopenhauer et une certitude que se cachent en nous des processus antiques et presque invisibles qui déterminent bien souvent nos actes et face auxquels, un peu à la façon d'une certaine psychologie cognitive moderne (Thinking fast and slow), Nietzsche rappelle l'importance des processus plus lents de la raison consciente.

48. « Ce n'est qu'au terme de la connaissance de toutes les choses que l'homme se sera connu lui-même. Car les choses ne sont que les limites de l'homme. » Il y a là une projection vers un avenir si potentiellement lointain qu'il en est parfaitement insaisissable. Mais encore une fois : quoi ensuite ?

61. Après avoir évoqué les chrétiens installés dans un cocon de christianisme : « Ce n'est pas lorsque le mal du pays vous pousse à revenir, mais par suite d'un jugement fondé sur une comparaison rigoureuse que votre retour signifie quelque chose! » Que l'on croit ce que l'on croit non pas par habitude, mais par choix informé.

64. Délicieuse pique contre les chrétiens : « Le christianisme possède l'instinct du chasseur à l'égard de tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, peuvent être amenés à désespérer.  »

91. Pas une pique cette fois, mais un argument : « Un Dieu omniscient et tout-puissant, et qui ne veille même pas à ce que ses intentions soient comprises par ses créatures, est-ce là un Dieu de bonté ? Un Dieu qui laisse subsister les innombrables doutes et scrupules, tout au long des millénaires, comme s'ils étaient sans aucun inconvénient pour le salut de l'humanité, et qui cependant, à rebours, fait peser les effroyables conséquences sur un manquement à la vérité ? Ne serait-ce pas un Dieu cruel, s'il détenait la vérité et pouvait souffrir que l'humanité se torture lamentablement pour elle ? »

108. Après avoir nié la valeur de la morale commune dans ce qu'on nomme la recherche du bonheur : « Le progrès ne vise pas le bonheur, mais seulement le progrès, rien de plus. C'est seulement si l'humanité avait une fin universellement admise qu'on pourrait proposer "tu dois agir de telle ou telle façon" : en attendant il n’existe pas de fin de cette sorte. » Pertinent à l'heure où le progrès, en plus de n'avoir pas de fin (d'objectif) en soi, menace d'avoir une fin (une conséquence) terrible, et donc d'empêcher toute autre projection dans l'avenir que la lutte contre cette conséquence. Incapables d'être proactifs, nous échouons même à être réactifs, tant l'échelle des choses dépasse notre biologie qui n'est pas conçue pour l'Histoire.

109. Comment conquérir ses pulsions ?
  • Esquiver les occasions de satisfaire la pulsion : l'abstinence pour la dessécher.
  • La satisfaire avec ordre et régularité.
  • Y plonger la tête première pour ensuite s'en dégouter, si l'on survit au plongeon.
  • Associer à la pulsion une pensée pénible. Exemple : les châtiments de l'enfer.
  • Se distraire en dépensant ses énergies ailleurs que dans la pulsion.
  • Écraser l’entièreté de sa personne : la voie de l'ascète.
Mais, et on revient du côté de Schopenhauer : « Dans tout ce processus, notre intellect n'est de toute évidence que l’instrument aveugle d'une autre pulsion, rivale de la première et dont la violence nous tourmente : qu'il s'agisse d'une pulsion cherchant la tranquillité, de la crainte de la honte ou d'autres conséquences néfastes, ou qu'il s'agisse de l'amour. Pendant que "nous" croyons nous plaindre de la violence d'une pulsion, c'est au fond une pulsion qui se plaint d'une autre ; cela veut dire que la perception de la souffrance qui résulte d'une telle violence implique qu'il y a une autre pulsion toute aussi violente, voire encore plus violente, et qu'un combat s'annonce, dans lequel notre intellect doit prendre parti. » Ainsi est-il impossible de prendre un parti qui ne soit pas celui d'une pulsion ?

112. « Nos devoirs : ce sont les droits d'autrui envers nous. »

119. « Chaque moment de notre vie fait pousser quelques tentacules de notre être et en laisse d'autres se dessécher, selon la nourriture que le moment comporte ou ne comporte pas. Nos expériences, je le répète, sons toutes en ce sens des nourritures, mais répandues par une main aveugle ignorant qui a faim et qui a déjà trop. » Le chaos de la création de la partie construite de l'être. Et Nietzsche conclut ce long aphorisme en paraphrasant une fois de plus les stoïciens : « Que sont donc nos expériences vécues ? Bien plus ce que nous y mettons que ce qui s'y trouve ! Ou faut-il aller jusqu'à dire qu'il ne s'y trouve rien ? Que vivre, c'est imaginer ? » Et dans cette position extrême, il n'y a alors plus de partie construite de l'être, puisqu'il perçoit à partir de ce qu'il est déjà.

251. Encore une belle reprise des stoïciens : « Il y a une belle humeur du stoïcien quand il se sent à l'étroit dans le cérémonial qu'il a lui-même prescrit à sa manière de vivre : il jouit de lui-même comme dominateur. » La vertu des limites qu'on s'impose, et non pas des limites qu'on se fait imposer.

367. « Quand la philosophie était affaire de joute publique, dans la Grèce du IIIème siècle, il ne manquait pas de philosophes rendus heureux par l'arrière pensée que d'autres philosophes, inspirés et tourmentés par des principes différents, devaient s’irriter de leur bonheur. C'est avec leur bonheur qu'ils pensaient le mieux les réfuter, et pour cela ils se contentaient de paraitre toujours heureux, mais alors il était inévitable qu'à la longue ils deviennent heureux ! Tel était par exemple le sort des cyniques. » Ainsi le bonheur non pas en tant que conséquence d'une doctrine (après tout l'humain peut être heureux dans quasiment tous les contextes) mais en tant que conséquence de la joute des idées, de la stimulation intellectuelle, entre amateurs de la pensée.

546. Apologie d’Épictète : « Du chrétien, il se distingue avant tout par le fait que le chrétien vit d'espoir, de la promesse d'"inexprimables délices", qu'il se laisse combler de présents et qu'il attend et accepte la meilleure part non pas de lui-même, mais de l'amour et de la grâce de Dieu. Épictète, lui, n'espère rien, ne se laisse pas offrir la meilleure part : il la possède, la tient courageusement dans sa main et la défend, si on veut la lui dérober, face au monde entier. Le christianisme était fait pour une autre espèce d'esclaves antiques, pour les faibles de volonté et de raison, donc pour la grande masse des esclaves. »

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