Il y a déjà quelques années, j'avais apprécié les tragédies de Sophocle. Chez son confrère Eschyle, Prométhée enchaîné est la pièce centrale d'une trilogie dont les deux autres parties sont perdues, et on retrouve cette narration qu'on peut qualifier de désuète, où les personnages défilent et monologuent sans que, finalement, il se passe quoi que ce soit. Ça ne m'a pas empêché d'aimer cette petite pièce, notamment grâce à la figure intemporelle de Prométhée, qui a été recyclé par le christianisme en Satan/Lucifer. D'ailleurs, en latin, Lucifer signifie « porteur de lumière » : on peut difficilement rendre le lien avec Prométhée plus évident.
Face à un Zeus tout-puissant, qui est la personnification du chaos et de la fatalité, Prométhée est le lien avec les humains. Impossible de lire Prométhée enchaîné sans songer au Paradis perdu de Milton. Comme Satan, qui fait don à l'humanité de la conscience — c'est-à-dire du feu intérieur — et qui en conséquence est condamné et déchu par Dieu jaloux, Prométhée fait don à l'humanité du feu littéral, mais aussi d'une longue liste de cadeaux (les mathématiques, l'écriture, la domestication des animaux, les navires, la médecine, la divination, le travail du métal...) et est en conséquence châtié par Zeus jaloux. La façon dont Prométhée évoque l'état de l'humanité avant ses dons est saisissante de similarité avec l'ère du jardin d’Éden, qui précède l'ère de la conscience venue du fruit de l'arbre de la connaissance :
L'Homme, tout en voyant, souffrait de cécité,
Il écoutait mais il n'entendait pas ; semblable
Aux fantômes d'un songe, il traînait, misérable,
Sa vie, et se trompait sur tout, aveuglément.
Baudelaire, dans les Litanies de Satan, évoque comment la figure ultime du paria engendre « l'Espérance », se fait « bâton des exilés », c'est-à-dire de tout humain, et offre l'aveuglement nécessaire à toute vie :
Toi dont la large main cache les précipices
Au somnambule errant au bord des précipices
De la même façon, Prométhée a offert aux humains cet aveuglement salvateur :
Prométhée : J’empêcherai les mortels de voir la Destinée.
Le chœur : Quel remède à ce mal mis-tu en leur pouvoir ?
Prométhée : J'éclairai leur esprit par un aveugle espoir.
C'est le même aveuglement qu'évoque Nietzsche dans De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie :
L'homme crée seulement quand il aime, quand il baigne dans l'illusion de l'amour, c'est-à-dire quand il croit de façon inconditionnelle à quelque chose de juste et de parfait.
Il y a donc deux types d'aveuglement. Tout d'abord, celui qui est synonyme d'ignorance et qui fait de l'humain un animal, aveuglement qu'il convient de surpasser. Mais cette illumination, cette naissance de la conscience, inévitablement, engendre la perception du néant et risque de mener vers le nihilisme. Vient donc pour atténuer ces maux le second aveuglement : l'espérance de Baudelaire, l'aveugle espoir d'Eschyle.
En plus de ces dons de Prométhée, toute la pièce semble évoquer l’intransigeante fatalité, incarnée par Zeus : nul n'y échappe, mieux vaut donc, comme Prométhée, s'y résigner courageusement. Mais cette résignation n'est pas synonyme de lâcheté, au contraire : Prométhée préfère souffrir fièrement que de se soumettre à Zeus. Plus encore, Prométhée ne cesse de donner des indices concernant l'inévitable chute de Zeus qui se profile à l'horizon : il semble donc que Zeus lui-même n’échappe pas à la fatalité, au chaos, et qu'en conséquence l’univers tout entier, sans exception, y est soumis.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire