Retour à Nietzsche, avec sa seconde considération inactuelle : De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, publié originellement en 1874. Tout d'abord, juste quelques mots pour évoquer à quel point l'écriture est frappante. Dès la première page, j'ai été à la fois complètement enthousiasmé et un peu dépassé par cette plume enflammée. Ça me parle, ça me parle beaucoup, et en même temps j'ai bien conscience de ne pas tout saisir. Quoi qu'il en soit, Nietzsche s'attaque ici à l'histoire. Il ne fait pas encore d'aphorismes, mais déjà il jongle avec son concept central, il le reformule et l'assaille de divers côtés. En gros, à son époque, il estime qu'il y a dans la société une overdose d'histoire, overdose qui étouffe la vitalité. Or, si j'ai été attiré par ce texte, c'est qu'il me semble qu'au contraire la modernité est en manque d'histoire. Ci-dessous, je relève de nombreux passages remarquables et, ramolli par l'ardeur de Nietzsche, je me laisse aller à diverses élucubrations.
Dès la première page, la thèse est claire :
Certes, nous avons besoin de l'histoire, mais nous en avons besoin autrement que le flâneur raffiné des jardins du savoir, même si celui-ci regarde de haut nos misères et nos manques prosaïques et sans grâce. Nous en avons besoin pour vivre et pour agir, non pas pour nous détourner commodément de la vie et de l'action, encore moins pour embellir une vie égoïste et des actions lâches et mauvaises. Nous ne voulons servir l'histoire que dans la mesure où elle sert la vie.
C'est bien sûr un lieu commun que la capacité d'oublier est essentielle au bonheur, ou, du moins, à la satisfaction. Nietzsche évoque aussi la nécessité « organique » qu'est l'oubli. Et s'il critique l'overdose d'histoire, il ne nie pas, bien sûr, la valeur du savoir historique. Cependant, selon lui, la capacité d'absorber l'histoire est réservée aux natures fortes, profondes, à racines vigoureuses, à des êtres qui seraient capables d'embrasser la totalité du passé sans pour autant que ce passé ne dévore leur présent. Or l'humain commun, lui, doit vivre avec des barrières :
C'est une loi générale : chaque être vivant ne peut être sain, fort, fécond qu'à l'intérieur d'un horizon déterminé ; s'il n'est pas capable de tracer autour de lui un tel horizon ou s'il est, inversement, trop égocentrique pour enfermer son regard dans un horizon étranger, il se consume dans l'apathie ou dans une activité fébrile, et ne tarde pas à dépérir. La gaieté, la bonne conscience, l'activité joyeuse, la confiance en l'avenir — tout cela dépend, chez l'individu comme chez le peuple, de l'existence d'une ligne de démarcation entre ce qui est clair et bien visible et ce qui est obscur et impénétrable, de la faculté d'oublier opportunément aussi bien que de se souvenir à propos, de la faculté de sentir avec un puissant instinct quand il est nécessaire de voir les choses sous l'angle historique et quand non.
En effet, et Nietzsche revient souvent là-dessus, toute la culture historique possible ne garantit rien à l'être qui la possède : ni le bonheur, ni la santé, ni la vigueur. Au contraire, l'homme ignorant peut posséder cette vitalité, sans parler des animaux. Ignorer l'ampleur historique des choses parait donc une clé capitale, car la fertilité ne peut pas naître de l'amas étouffant du passé. La non-historicité est essentielle pour qui veut créer, conquérir de la terre ou sa liberté :
Un tel point de vue pourrait être qualifié de « supra-historique » dans la mesure où quiconque l'adopterait, ayant reconnu que la cécité et l'injustice de l'individu sont les conditions de toute action, ne se sentirait plus tenté de vivre et de participer à l'histoire. Il serait même guéri, désormais, de la tentation de prendre l'histoire trop au sérieux ; il aurait appris à trouver partout — en chaque homme et chaque événement, parmi les Grecs ou les Turcs, à un moment quelconque du Ier ou du XIXe siècle — la réponse à la question du pourquoi et du comment de l'existence.
Plus encore sur cet état idéal de supra-historicité :
Les esprits supra-historiques n'ont jamais pu se mettre d'accord pour décider si le sens de cet enseignement était le bonheur ou la résignation, la vertu ou le repentir ; mais ils admettent unanimement, contre toutes les règles de l'analyse historique, que le passé et le présent sont une seule et même chose, à savoir un ensemble immobile de types éternellement présents et identiques à eux-mêmes, par-delà toutes les diversités, une structure d'une valeur immuable et d'une signification inaltérable. De même que les centaines de langues différentes expriment toujours les mêmes besoins typiques de l'homme, de sorte que l'intelligence de toutes les langues n'apprendrait rien de nouveau à celui qui aurait su comprendre ces besoins, de même le penseur supra-historique éclaire-t-il de l'intérieur toute l'histoire des peuples et des individus, devinant avec une pénétration d'extralucide le sens originel de ces différents hiéroglyphes et détournant même avec lassitude le flot intarissable des signes nouveaux.
Retour sur valeur de l'histoire, valeur qui me rappelle les opinions de Lovecraft :
Le sentiment opposé, le bien-être que l'arbre tire de ses racines, le bonheur de savoir que l'on est pas totalement arbitraire et fortuit, mais que l'on est issu d'un passé dont on est l'héritier, la fleur et le fruit, et que l'on est par conséquent excusé, voire justifié d'exister — voilà ce que l'on désigne aujourd'hui comme le véritable sens historique.
Et c'est ce « véritable sens historique » qui me semble manquer aujourd'hui, dévoré par le marché tout-puissant et ses conséquences négatives : atomisation et déracinement. La grande course en avant est aveugle, elle nie le passé tout en fonçant vers un futur flou qui, finalement, n'importe pas plus que le passé. Si ce sens historique est à mon sens absent des forces socio-économiques dominantes, l'histoire reste une part non négligeable de l'éducation officielle, de l'enfance jusqu'à la vie universitaire, et c'est en ce sens que ce paragraphe suivant me semble aujourd'hui pertinent :
L'homme moderne finit par avoir l'estomac chargé d'une masse énorme de connaissances indigestes qui se heurtent et s'entrechoquent dans son ventre. Ce bruit révèle la caractéristique la plus intime cet homme moderne : la remarquable opposition — inconnue aux peuples anciens — entre une intériorité à laquelle ne correspond aucune extériorité et une extériorité à laquelle ne correspond aucune intériorité. Le savoir, dont on se gave sans, le plus souvent, en éprouver la faim, parfois même malgré un besoin contraire, n'agit plus comme une force transformatrice orientée vers le dehors, mais reste dissimulé dans une certaine intériorité chaotique, que l'homme moderne désigne avec une singulière fierté comme sa « profondeur » spécifique.
Sur le sentiment de supériorité que procure le regard en arrière :
Vous devriez, comme juges, être supérieurs à ceux que vous jugez — or vous n'êtes pas supérieurs, vous êtes seulement venus plus tard. Il est juste que les derniers venus, dans un banquet, reçoivent les dernières places — et vous voudriez, vous, avoir les premières ? Faites au moins quelque chose de grand et de sublime, peut-être alors vous fera-t-on place, bien que vous soyez arrivés les derniers.
Sur la nécessité, pour la vitalité, d'une certaine forme d'aveuglement, aveuglement qui serait donc compromis par trop d'histoire :
L'examen historique met au jour tant d'erreur, de grossièreté, d'inhumanité, d'absurdité, de violence qu'il tue inévitablement la pieuse illusion dans laquelle seule peut vivre tout ce qui veut vivre ; or l'homme crée seulement quand il aime, quand il baigne dans l'illusion de l'amour, c'est-à-dire quand il croit de façon inconditionnelle à quelque chose de juste et de parfait.
Nietzsche surestime peut-être un peu ce qui pousse les humains à la création, mais l'idée est néanmoins limpide. C'est de cette façon qu'il interprète le déclin du christianisme, religion qui s'est ouverte, ou qui a été ouverte, à l'examen historique. Bien que ce ne n'est évidemment pas celui souhaité, la religion reste un moyen de lutte contre le nihilisme :
Tout être vivant a besoin d'être enveloppé dans une atmosphère, dans un voile de mystère ; si on lui enlève cette enveloppe, si on condamne une religion, un art, un génie à graviter comme des astres privés d'atmosphère, on ne doit pas s'étonner de les voir bientôt se dessécher, devenir durs et stériles.
Nietzsche craint que la science, en révélant tout, ne soit le « fossoyeur » de cette atmosphère vitale. Or il me semble que ce n'est pas la science qui s'est révélée être ce fossoyeur, mais, j'y reviens : le marché, qui, je crois, domine la science, l'a avalé et la digère perpétuellement pour déféquer de la technique sous forme de marchandise. Je veux dire que la science pourrait être l'outil de n'importe quel système de valeur, mais qu'elle s'est retrouvée (peut-être inévitablement) en symbiose avec le marché globalisé, système totalisant qui au fond n'a pas de valeur, pas d'idéal, pas de but autre que sa perpétuelle (et impossible) croissance. La science que l'on pourrait qualifier de publique est certes là, mais minoritaire, et souvent au service du marché, sur le plan de l'énergie notamment.
Mais revenons à l'overdose d'histoire qui pousserait au nihilisme :
Le jeune homme est ainsi devenu un déraciné qui doute de toutes les coutumes et de toutes les idées. Il le sait à présent : peu importe ce que tu es, puisque jamais deux époques n'ont vu les choses le même manière. Dans une mélancolique indifférence, il regarde passer devant lui le défilé des opinions (...).
Je ne peux pas nier que ce genre de sentence me touche intimement, bien que les causes ne soient pas les mêmes qui celles qu'évoque Nietzsche. Pourtant, ces causes-là, Nietzsche les perçoit déjà :
Les mots « usine, marché du travail, offre, productivité » — avec toute la terminologie usuelle de l’égoïsme — viennent inévitablement aux lèvres, lorsqu'on veut dépeindre la nouvelle génération de savants. La médiocrité constitutive devient de plus en plus médiocre, la science de plus en plus profitable au point de vue économique.
Remarquable d'actualité. Je ne blâmerait pas les « savants» eux-mêmes, mais le système dans lequel ils évoluent. Et, comme toujours, pas d'idéalisme, je sais bien que la prospérité économique ne manque pas d'avantages, mais les perspectives à long terme étant ce qu'elles sont, cette prospérité est comme une corne d'abondance sournoisement toxique, une fontaine de Jouvence qui donne une immortalité illusoire tout en multipliant des tumeurs rendues fatales par leur discrétion. Et si Nietzsche, lui, parle d'une corruption interne, une corruption de l'esprit, aujourd'hui, ses sentences résonnent plus sombrement encore :
Présomptueux Européen du XIXe siècle, tu perds la tête ! Ton savoir ne parachève pas la nature, il ne fait que tuer ta nature propre. Mesure ta grandeur comme homme de science à ta petitesse comme homme d'action. Il est vrai que tu montes au ciel sur les lumineux rayon de ton savoir, mais tu descends aussi par le chaos sur le même chemin. Ta manière de progresser, c'est-à-dire l'escalade scientifique, est ta fatalité ; la terre ferme s'évanouit à ta vue dans un regard incertain ; ta vie ne trouve plus de points d'appui, plus que des fils d’araignée, que déchire chaque nouveau progrès de ta connaissance.
Ici, il me semble retrouver (comme partout) des traces des stoïciens conjuguées à un profond appel pour un dépassement de la réalité post-chrétienne, la réalité nihiliste qui, pour le bien de la vie, ne doit pas être nihiliste :
Pourquoi le « monde » existe-t-il, pourquoi l'« humanité ? » Tout cela ne doit pas nous inquiéter pour le moment, à moins que nous ne soyons en mal de divertissement : car la présomption du petit ver humain est bien la chose la plus comique et la plus réjouissante sur la scène du monde ; mais pourquoi tu existes, toi, comme individu, cela tu dois te le demander, et si personne ne peut te le dire, tâche donc de justifier pour ainsi dire a posteriori le sens de ton existence en te donnant à toi-même un but, un objectif, une haute et noble raison d'être. [...] Si en revanche les doctrines qui enseignent la souveraineté du devenir, l'instabilité de tous les concepts, de tous les types et de toutes les espèces, l’absence de toute différence fondamentale entre l'homme et l'animal — doctrines que je tiens pour vraies, mais pour mortelles — , si ces idées sont, dans la fureur d'instruction qui sévit actuellement, assenées au peuple pendant encore une génération, il ne faudra pas s'étonner si celui-ci, écrasé par tant de misérable mesquinerie, meurt d'ossification et d'égoïsme ; on le verra alors se décomposer et cesser d'être un peuple, pour peut-être céder la place, sur la scène du futur, à des systèmes d'égoïsmes individuels, à des associations visant le pillage et l'exploitation des non-associés, et autres créations de la vulgarité utilitariste.
Eh bien, quel passage ! J'aime vraiment cette perspective sur l'individu, perspective finalement classique mais si adroitement formulée : la réalité, c'est le néant, l'absurde, le pure matérialisme, mais pour s’accomplir, l'individu doit dépasser cette réalité. Non pas la nier par je ne sais quel système de croyance arbitraire et illusoire, mais l'expérimenter, et l'utiliser comme fondation saine pour une construction honnête. Cependant, à l'échelle d'un peuple, le besoin de forces unificatrices reste, forces qui aujourd'hui, dans l’Europe à priori séculière, sont dangereusement faibles, car le marché tout-puissant n'est que le chaos tout-puissant. Je précise que je n'ai guère de propositions pour des alternatives saines, si ce n'est un mouvement environnementaliste inévitablement réactionnaire, et peut-être vain, car arrivé trop tard.
Pour conclure :
De même qu'un tremblement de terre ravage et dévaste des villes, et que l'homme craint de de se construire une éphémère demeure sur un sol volcanique, de même la vie s’effondre, elle perd force et courage, quand l’ébranlement intellectuel suscité par la science ôte à l'homme le fondement de toute certitude et de toute quiétude, la croyance en une réalité constante et éternelle. La vie doit-elle dominer la connaissance, la science, ou bien la connaissance doit-elle régner sur la vie ? Laquelle de ces deux puissances est supérieure à l'autre, laquelle doit l'emporter ? Personne ne doutera que c'est la vie, car un savoir qui détruirait la vie se détruirait lui-même. La connaissance présuppose la vie, et elle a donc à la sauvegarde de la vie le même intérêt que tout être à sa propre conservation ? Ainsi, la science a besoin d'être surveillée et contrôlée par une instance supérieure : il faut étroitement associer à la science une hygiène de la vie, dont un des principes serait que les forces non historiques et supra-historiques constituent l'antidote naturel à l'envahissement de la vie par l'histoire, à la maladie historique.
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