vendredi 29 janvier 2021
Moonraker (James bond 3) - Ian Fleming
« Champagne et benzédrine ! Plus jamais. »
Eh bien, décidément, je ne m’attendais pas être aussi positivement surpris en lisant les romans James Bond ! Après un excellent Casino Royale et un Live and Let Die nettement inférieur, je croyais avoir vu tout ce qu’il y avait à voir dans les romans de Fleming. Mais non, Moonraker (1955) est tout à fait honorable.
Le premier tiers, qui se déroule sur une journée, est franchement brillant. On découvre Bond égaré dans sa vie quotidienne, car il ne va en mission que deux ou trois fois par an : il lit des rapports, on apprend qu’il dépense rapidement son modeste salaire, car il est persuadé de mourir avant quarante-cinq ans au cours d’une mission… On a un aperçu de son quotidien assez solitaire, partagé entre coucheries avec des femmes mariées et parties de cartes avec quelques amis, et golf le week-end… On découvre même la secrétaire des doubles zéros, portrait franchement touchant et réussi d’un personnage féminin secondaire que je ne m’attendais pas à trouver sous la plume de Fleming. Sont même évoquées les inégalités entre hommes et femmes dans le monde des services secrets. Bond est convoqué par M, qui lui confie une petite mission officieuse pour la soirée : direction le club de cartes le plus select de Londres pour remettre à sa place Hugo Drax, un millionnaire qui, bizarrement, triche aux cartes. J’ai énormément aimé ce ton plus posé, plus personnel, plus modeste, où Bond n’est pas vraiment à sa place, d’autant plus que cette retenue est parfaitement compatible avec le suspense du jeu de cartes, où, cette fois, Bond se sent chez lui.
Ensuite, direction le site du Moonraker, une fusée expérimentale chapeautée par Hugo Drax et censée donner à la glorieuse Angleterre une totale dominance nucléaire. Évidemment, il y a anguille sous roche, et, pour être honnête, les ficelles sont un peu grosses : les services secrets anglais semblent franchement incompétents pour ne pas voir de telles ficelles. C’est aussi un peu bizarre quand Bond ne prend pas la peine de signaler à ses supérieurs une tentative d’assassinat contre lui. On commence aussi à voir clairement les outils narratifs de Fleming : le méchant enlève la jeune femme, Bond part à sa poursuite et, pas de bol, se fait capturer lui aussi, mais bien sûr le méchant ne le tue pas tout de suite… Ça fait déjà trois fois en trois romans. Ces réserves mises à part, j’ai beaucoup apprécié l’étonnante retenue de Fleming : pendant les deux tiers du roman, il n’y a pas d’ennemi bien identifié, on est vraiment dans une ambiance d’espionnage, certes pulp, mais néanmoins réussie. Cela permet également de pas être immédiatement dans une relation conflictuelle avec l’antagoniste, ce qui permet de développer les personnages et leurs relations de façon plus dense et naturelle. Et toutes ces intrigues autour d’une fusée m’ont beaucoup fait penser à Tintin Objectif Lune !
Le personnage féminin principal, Gala, est également une bonne surprise. Elle est dans l’ensemble l’égal de Bond, c’est un agent infiltré. On a même l’occasion de suivre la narration de son point de vue et d’avoir des aperçus de son opinion (mitigée) de Bond. Si elle est tout naturellement obsédée par son maquillage, elle utilise l’excuse de devoir se « repoudrer le nez » pour mener à bien ses objectifs d’espionne, ce qui, décidément, contribue à m’interroger sur le traitement ambigu des personnages féminins par Fleming. D’ailleurs, la fin du roman est elle aussi tout simplement excellente : Bond, comme d’habitude cœur d’artichaut malgré lui, se fait dans sa tête plein de plans romantiques pour passer son mois de congé convalescence avec Gala. Mais paf, gros coup de poing de la réalité : Gala est fiancée et elle n’a pas la moindre intention de fricoter avec Bond, qui va donc devoir passer son congé dans la solitude, ou avec des femmes seulement de passage… Vraiment, c’est une fin étonnamment forte et touchante.
C’est presque bizarre à dire, mais je crois que je vais continuer à lire les romans James Bond…
mardi 26 janvier 2021
Live and Let Die (James Bond 2) - Ian Fleming
Cependant, grâce à l’indéniable talent d’écrivain pulp de Fleming, le résultat est un peu meilleur que ce que laisse supposer mon petit résumé. Le méchant, Mr Big, est efficace : d’une intelligence diabolique, il est à la tête d’une vaste organisation criminelle, basée à Harlem, qui repose son autorité sur le vaudou. C’est l’occasion pour Bond de découvrir la population noire et sa culture à une époque où les communautés restaient sans doute encore plus séparées qu’aujourd’hui. J’ai lu, comme on peut s’y attendre, des accusations de racisme contre ce livre, mais elles me semblent globalement déplacées. Pour résumer la question, la conclusion de Bond sur les noirs après une exploration d’Harlem : « Seems they’re interested in much the same things as everyone else — sex, having fun, and keeping up with the Jones’s. » Eh oui, après une prudente enquête, Bond découvre avec étonnement que les noirs sont des gens comme les autres ! Et Mr Big, métisse, évoque l’émancipation noire et se défend d’être le premier grand criminel noir, ce qui, d’une certaine façon, est émancipateur… J’aimerais pouvoir dire que le traitement du principal personnage féminin est aussi nuancé, mais non, c’est un clair retour en arrière après la Vesper de Casino Royale : celle-là devient rapidement une simple demoiselle en détresse, prix de la victoire pour Bond, et elle songe essentiellement à son maquillage. J’apprécie cependant qu’elle semble utiliser Bond à ses propres fins, c’est-à-dire échapper à Mr Big, et, même si c’est peut-être aller trop loin, j’aime imaginer qu’elle manipule Bond dans ce but pendant tout le roman. Bond n’est certainement pas difficile à manipuler quand on est une charmante jeune femme !
Cliché narratif utilisé deux fois ici : la capture de Bond par le méchant. C’est le meilleur moyen pour l’auteur de mettre face à face ses deux personnages principaux, les deux forces opposées qui structurent le roman. Et ça fonctionne : malgré leur caractère convenu, ces confrontations sont peut-être les meilleures parties du roman. Dommage que le personnage de Bond soit loin d’être aussi intéressant que dans Casino Royale : il n’est pas invincible physiquement, et il va jusqu’à lâcher une larme d’émotion, mais il a perdu en densité. L’exploration de son caractère et de ses failles n’est plus du tout la priorité. Place à de l’aventure classique. Donc, pour de l’aventure classique, ce n’est pas trop mal. Je pourrais me laisser aller à lire le troisième tome, Moonraker, mais je crains que Casino Royale soit clairement l’apogée de la série.
samedi 23 janvier 2021
Brouillard (long poème narratif)
J'ai déjà publié quelques poèmes sur ce petit blog : Poèmes I, Poèmes II. Mais celui-là, plus il grandissait, plus il me semblait mériter son propre post indépendant. C'est un (relativement) long poème narratif à forte influence lovecraftienne. En fait, c'est presque une réécriture de Dans l'abîme du temps.
Je réalise que ce petit texte peut sembler assez obscur, alors sans doute faudrait-il l’introduire avec une pirouette autour du thème du manuscrit trouvé par exemple, pirouette qui éclaircirait la trame basique : Le protagoniste est un amateur de connaissances cachées. Un individu d'une race alien, les Yithiens, échange de corps avec lui à travers l'espace et le temps. Ces êtres font régulièrement ce type d'échange pour accumuler du savoir. Le protagoniste se retrouve donc sur une planète étrangère dans le corps d'un alien. Il est bien traité et rencontre d'autres formes de vie piégées comme lui. Il découvre que les Yithiens ne sont pas des dieux et craignent d'autres créatures. Il est attiré par la bibliothèque où les Yithiens stockent tout leur savoir, et, dévoré par la curiosité, il espère (vainement) y trouver la Vérité.
Augsburger Wunderzeichenbuch |
BROUILLARD
Un homme sans âge enfermé dans son étude
Feuillette fébrilement des livres élimés
Et son regard épuisé par l’incertitude
Vole des pages à la lucarne calfeutrée.
Comme dans un vieux poème il a cru entendre
Le son des voyageurs en quête de savoir,
Voyageurs sans corps qui n’hésitent pas à prendre
Ceux qui jouissent des clés pour percer le brouillard.
L’homme ricane dans sa barbe grise et sale.
Des clés ? Bonne blague ! Lui n’a que des verrous,
Des verrous qui barricadent son monde pâle
Et ses désirs qui le font passer pour un fou.
Au plafond un angle semble soudain vibrer,
Palpiter comme en symétrie d’un grognement,
Et le son des cloches parvient à s’infiltrer,
Tintement annonciateur du bouleversement.
Battements d’ailes, grincement des profondeurs,
Tumulte des tombes, stridulations glaciales,
Mastications morbides, clameurs de l’ailleurs,
Cacophonie du sommeil, retraites spatiales.
Les yeux ouverts, l’homme voit plus loin que ses murs,
Les yeux fermés, ses paupières sont des fenêtres,
Nulle part où vivre, pas de frontières à l’être,
Nulle part où fuir, la mort n’est qu’une blessure.
Là, écrits il y a trois siècles à l’encre noire,
Des fragments de la grande règle insaisissable,
Des fragments aussi ensorceleurs qu’illusoires,
Qu’importe à l’homme, sa soif est intarissable.
Un frottement contre la porte. Illusion ?
Non, cette fois c’est le toc toc toc d’une main,
Le toc toc toc d’une meurtrière intrusion
Qu’il entrevoyait avec un espoir malsain.
Dehors, une dévastation carnavalesque,
Réalité odieuse au désaxé sensé,
Réalité rocambolesque et picaresque,
Faudrait-il donc lui ouvrir la porte d’entrée ?
Éclats de rire qui résonnent entre les murs
De béton malfaisant, éclats de rires amers,
Car l’invité impromptu est bien plus obscur
Que le masque commun du réel trop sommaire.
Un mouvement impulsif, une odeur de cendres,
Les gonds grincent et révèlent un visage banal,
Visage auquel il ne faut pas se laisser prendre,
Car derrière la chair, l’inconnu abyssal.
Un pas en avant, l’invité franchit le seuil :
« Pas d’inquiétude, je ne suis pas prédateur ;
Un nomade arrive, je suis là pour l’accueil ;
Quant à vous, la transition se fera sans heurts. »
Un déclic — les rouages du chaos font sens,
Le fatras des mots anciens s’assemble en un tout
Sinon exact, du moins plus sûr que la prescience
Qui jusque-là opposait sa force au tabou.
Un vertige — et la réalité s’envole,
Le plafond se fond en tableau de Kandinsky,
Sous ses pieds devenus ailes croule le sol
Et avec lui tout un monde qui a failli.
Alors, comme le glorieux Satan de Milton,
Quelque chose qui est lui plonge dans le noir
Et illimité océan, sans fins, sans bornes,
Non-lieu qui souffla à Dante le purgatoire.
Des esprits plus faibles s’y sont aventurés
Et y ont laissé leur raison, face au néant,
Face aux voix inconnaissables qui à l’orée
Des bosons psalmodient un refrain insistant.
La folie est épargnée à notre héros,
Car des forces qui nous dépassent le protègent ;
Oui, je ne mens pas : quelque part dans le chaos,
Parfois, naît la conscience, furtif sortilège…
Ainsi après quelques milliards de galaxies
Et plus encore de fugaces années terriennes,
L’homme apatride renaît dans un corps en vie,
Un corps encore chaud, un corps si exogène…
Tâtonnements, rugissements, consolations
Chuchotées par des aberrations…
Rééducation, acceptation…
Puis normalisation de la consternation.
Le xénomorphique se fait analogique,
Et ce qui mille vies avant n’était que mythe,
À travers ces gigerismes biomécaniques,
Devient le renversant empirisme de Yith.
Là, il doit vivre, entre les spires tordues,
En compagnie d’êtres qui ont volé leurs corps
À une race depuis longtemps disparue —
Vagabonds, ils en voleront bien d’autres encore.
L’homme sait à nouveau parler, communiquer,
Il sait lire les visages qui n’en sont pas,
Il sait agiter les appendices étrangers
De cette viande qui désormais est son soi.
Il découvre qu’il n’est pas le seul invité,
Et, exalté, il multiplie les entretiens
Avec toute une faune riche d’entités
Qui ne partagent que la vie pour trait commun.
S’imaginant tout d’abord hôte des seigneurs
Du cosmos, il entrevoit que dans les boyaux,
Ici aussi, règne une ineffable terreur,
Là où rampent les polypes, rois des tombeaux.
Ainsi même ceux qui paraissent être des dieux
Pour les yeux niais de la conscience balbutiante
N’ont pas réussi à se défaire du feu
Primaire et de ses intempéries menaçantes.
La toute-puissance devient banalité
Et boucle la boucle démiurgique à laquelle
Ne répond que l’implacable finalité
Refoulée par ceux perdus dans l’hyperréel.
Ces subtilités importent peu à notre homme,
Qui, il y tient, est toujours un homme, vraiment !
C’est ce qu’il se prêche, se répète : « En somme,
Je suis toujours un homme, vraiment ! »
Car même lui, qui, terrien, frôlait les confins,
Se cherche ici une Histoire, une appartenance,
Et il s’accroche à la curiosité sans fin
Qui ferait de lui un humain, fière ascendance.
Bien sûr, curiosité, désir, avidité,
Sont les traits de Vie, qui si aisément s’usurpe —
Mais laissons-lui cette prétention limitée,
Après tout, lui-même n’est pas tout à fait dupe…
Dans cette altérité familière un endroit
Par-dessus tout l’attire comme un papillon
Captivé par la lueur des lampes lamproies
Qui aspirent le sang — élusifs aiguillons…
Là où jusqu’à perte de vue est amassé
Tout un volatil univers de connaissances
Statufiées par un million de langues oubliées —
Notre affamé croit y distinguer une chance !
C’est la bibliothèque, joie, fantasmathèque,
Mer de glu — il est pris dans ses filets, piégé !
Que nos derniers mots soient les siens, face à sa Mecque :
« Par pitié, donne-moi la totalité ! »
janvier 2021
mercredi 20 janvier 2021
Casino Royale - Ian Fleming
Eh bien, quelle surprise. Casino Royale, c’est bien, c’est même très bien. Déjà, la plume de Fleming est redoutablement efficace. J’ai lu par la suite un avis selon lequel Fleming était le meilleur écrivain de pulp avec Lovecraft, et je suis prêt à la croire. Là où Lovecraft a l’avantage de la complexité, de la profondeur et de l'intemporalité métaphysique, Fleming maîtrise bien mieux la simple écriture accrocheuse, et sans pour autant sonner creux.
La trame, elle aussi, est simple et efficace : Bond doit empêcher Le Chiffre, un agent russe qui a brûlé la chandelle par les deux bouts, de se refaire un capital au casino, sur la côte normande. Ainsi, si Le Chiffre ne parvient pas à repérer le capital du syndicat communiste français qu’il gère et qu’il a perdu dans des investissements malchanceux, le dit syndicat sera dans la tourmente et l’emprise de l’URSS en Europe sera réduite. Il y a juste ce qu’il faut de crédible pour compenser les parties plus abracadabrantes de l’histoire : quoi, les services secrets montent toute une opération fort coûteuse dont l’issue dépend d’un… jeu de hasard ?!
Ensuite : Bond. Le protagoniste de Fleming n’est pas que le beau gosse suave de la plupart des adaptations pré-Craig. Non, Bond est froid, glacial, misogyne, taciturne, violent… C’est presque autant un anti-héros qu’un héros, d'autant plus qu'il échoue quasiment plus qu'il ne réussit dans sa mission, et c’est ce qui fait son intérêt. Un mot d’abord sur la misogynie. Si le roman de Fleming n’est sans doute pas dénué d’une touche de misogynie (le seul vrai personnage féminin y existe essentiellement par rapport aux hommes), c’est avant tout Bond qui est misogyne. C’est une part importante de sa personnalité, et une part qui est vraiment explorée. S’il peste sur les femmes dès qu’il apprend qu’il aura une partenaire, il se ramollit instantanément en sa présence. Et cette dualité est permanente : Bond déteste les femmes et la féminité, probablement pour se protéger, et en même temps, il les désire, et pas seulement, car il désire aussi l’amour, la tendresse. Et cette dernière partie de Bond est sans cesse menacée par le monde : c’est peut-être le principal sujet du roman. Bond apprend par l’expérience que la froideur et l’insensibilité sont des armes indispensables pour s’en sortir. Tout le dernier tiers de l’histoire est consacré à cette triste leçon, jusqu’aux derniers mots, qui laissent le lecteur sur une amertume et un tragique que je ne m’attendais pas à trouver ici.
De plus, l’hypermasculinité de Bond est parfois tournée en ridicule, notamment quand il est littéralement effrayé par les fleurs que lui envoie Vesper. Bond est aussi capable, à l’occasion, de considérations abstraites qui remettent en cause l’ordre établi. Dans cette étonnante scène avec l’agent français, il va jusqu’à critiquer l’obsession de la lutte contre le communisme et il brouille les lignes de bien et de mal qui l’opposent au Chiffre. Mais, dans tous les cas, la froideur professionnelle de Bond reprend le dessus. On en vient presque à le voir comme une victime des vicissitudes du monde. Vesper, elle, et sans doute grâce à sa mystérieuse et dangereuse féminité qui fascine, aveugle et inquiète tant Bond, accepte de se voir comme un outil embarqué malgré elle dans des luttes qui la dépassent. En revanche, Bond refuse de laisser filer l’illusion du contrôle : il aime sa belle voiture qui répond à ses instructions dans la course-poursuite, mais il refoule la possibilité que cette course-poursuite ne dépende absolument pas de sa volonté.
Couplée à la simplicité, il y a dans Casino Royale une vraie puissance littéraire qui dépasse le simple suspense et la simple fantaisie masculine. Le monde de Bond où quelques élus volatils évoluent au-dessus des règles qui régissent l’existence du commun est un théâtre tragique. Je vais sans doute aller voir ce que tout ça devient dans les tomes qui suivent.
lundi 18 janvier 2021
L’Europe réensauvagée - Gilbert Cochet & Béatrice Kremer-Cochet
L’Europe réensauvagée (2020) de Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet est une lecture que j’ai faite plutôt en diagonale, la faute à la structure du bouquin : c’est en gros une liste d’espèces animales. On se penche sur une espèce, qui la plupart du temps a vu ses effectifs croître ces dernières décennies, le tout agrémenté d’une tonne de chiffres étonnamment précis et de quelques réflexions générales sur les mérites du réensauvagement. À l’inverse, j’apprécie quand les auteurs prennent le temps de développer sur leurs nombreuses expériences de terrain ou les rôles écologiques des espèces et leurs interactions.
Le livre est plutôt bon quand il s’agit de faire prendre conscience du considérable appauvrissement du vivant au cours de l’ère humaine : « Il y a 10000 ans, 97 % de la biomasse des vertébrés de la Terre était constituée par les animaux sauvages. Aujourd’hui, ils constituent environ 2 % du même poids total, les animaux domestiques dont le bétail près de 85 %, et les humains 13 %. La faune sauvage est passée de 97 à 2 %. » L’apparition de l’élevage (chèvre, mouton, vache) a fait disparaître petit à petit l’énorme forêt européenne originelle (voir Nature's Temples). Les animaux sauvages comme les oiseaux qui mangent des poissons, ou les loutres, étaient vus comme des concurrents et exterminés. Pourtant, l’Europe est particulièrement riche en biodiversité à cause de ses péninsules : au fil de l’alternance naturelle entre petites périodes glaciaires (80000 ans) et chaudes (20000 ans), une bonne partie de l’Europe est régulièrement couverte de glaciers ou transformée en toundra ou steppe, ce qui pousse les espèces à se réfugier de façon séparée dans l’une des trois péninsules : ibérique, italienne (ligure) ou balkanique. Ainsi, les espèces comme le loup, la taupe, le pin ou le sapin ont chacune une variante spécifique à chaque péninsule. Et, chiffre peut-être étonnant, il y a plus d’ours en Europe qu’aux USA et au Canada réunis. D’ailleurs, j’ai moi-même eu l’occasion d’en rencontrer un de façon assez terrifiante en Macédoine (voir mon long carnet de voyage balkanique, au 2 juillet).
Toutes les espèces ont des relations entremêlées. Par exemple, les aigles montagnards se font aussi charognards quand les temps sont durs, ainsi ils dépendent des populations de chamois et bouquetins. Le pic noir, lui, façonne dans les arbres des cavités qui servent de refuge à toute une nuée d’autres espèces qui dépendent de lui. Les migrations des poissons dans les rivières (radicalement altérées par la pêche massive et les barrages) fournit ou fournissait une nourriture considérable pour les oiseaux, qui, eux, par leurs déjections rendues abondantes, fertilisent les terres, à tel point qu’on peut voir une corrélation directe entre la croissance des arbres et l’abondance de poissons migrateurs. Les barrages empêchent aussi les sédiments de suivre naturellement le cours des rivières et ainsi favorisent l’érosion des côtes.
Tout ça, c’est très bien, vraiment. Un peu plus d’animaux sauvages dans les montagnes, les rivières, les quelques vraies forêts, tant mieux, mais toute cette vision me semble détachée d’une inévitable globalité. Je ne veux pas médire : le travail concret des auteurs et des autres préservateurs de la faune et de la flore est incontestablement bénéfique. Pourtant, pour parler de là où je vis en ce moment, quand ils évoquent la croissance de je ne sais plus quel poisson dans la Gironde, tant mieux, tant mieux, mais moi, ce que je vois, c’est une armée de grues qui bétonnent toujours plus en avant, des forêts rectilignes qui ne sont que des cultures de bois et qui pourtant se font éventrer pour bâtir des fermes solaires… Aussi, quelque chose m’écœure quand je lis sur moins d’une demi-page « programme international », « 2,1 millions d’euros », « amélioration sociale et économique », « développer une activité d’écotourisme », « projet de développement durable gagnant pour la nature et gagnant pour les hommes »… La réalité est ce qu’elle est, je sais, et il faut faire avec, mais tous les jolis chiffres de ce livre ne provoquent en moi guère de satisfaction. Les parcs nationaux, jolis échappatoires d’une minorité dont je fais sans doute partie pendant que continue la grande course en avant.
jeudi 14 janvier 2021
L'Anomalie - Hervé Le Tellier
L'Anomalie (2020) de Hervé Le Tellier.
Tellement hypermoderne, désespérément hypermoderne.
La trame de ce thriller-SF-haute-littérature : un avion est dédoublé avec quelques mois de décalage, et avec lui, tous ses passagers. Premier tiers : présentation de toute la tripotée de personnages. Second tiers : détails du dédoublement et rencontre des doubles. Troisième tiers : comment les doubles et l’humanité réagissent à la nouvelle réalité. Car, oui, apparemment, tout le monde est persuadé que la seule explication, c’est l’hypothèse de la simulation, c’est-à-dire que l’univers est une simulation. Mais pourquoi donc ? On pourrait penser ça à cause de chaque chose qu’on ne comprend pas, non ? Je suppose que l’auteur a plus apprécié que moi les textes de Nick Bostrom, qui, pour le peu que j’en comprenais, pour ainsi dire pas grand-chose, je l’avoue, me laissaient un fort arrière-goût de : faire des probabilités sur des potentialités aussi étrangères et invérifiables que la théorie de la simulation, c’est une arnaque.
Bref, je ne suis guère convaincu par l’aspect SF, d’autant plus que ça ne vole pas très haut : « Est-ce qu’un viol, c’est un programme mâle qui viole un programme femelle ? » se demande un des personnages en pleine crise philosophique profonde. On n'ira pas plus loin. Pour le reste, eh bien, c’est moderne, moderne… Le président des USA, Trump, dont le nom n’est pas cité, est un bouffon débile (sans blague) qui, d’ailleurs, à la fin, est tellement un bouffon débile qu’il est responsable de la destruction de l’univers… Puissante et subtile moralité sans aucun doute, l’auteur a dû aller la chercher loin. Sinon, on a droit à un mari pédophile/incestueux, aux périples raciaux d’une noire américaine, à l’oppression des homosexuels au Niger, à la violence dégénérée de l’extrême droite religieuse américaine, à des petits rappels permanents mais sans conséquences du désastre environnemental, à une longue scène de talk show américain avec Stephen Colbert, à un autre talk show français, et on oublie pas non plus de mentionner les machins musicaux les plus populaires… Il y a une petite louche de nombrilisme littéraire, pas trop, juste ce qu’il faut de réglementaire, avec roman dans le roman et auteur qui se moque gentiment de lui-même. Une avalanche de références littéraires pas trop compliquées pour que le lecteur puisse se sentir flatté de les connaître, et, pour conclure, une pirouette typographique pour rappeler que l’auteur appartient à un truc avant-gardiste qui s’appelle l’ouvroir de littérature potentielle et que, conséquence logique, le lecteur chanceux vient de lire un machin tout à fait à la pointe, la preuve, regardez, à la fin il y a un tourbillon de lettres. Il y a tout, et tout n'est que vaguement effleuré. Bonus : ça se passe essentiellement aux USA, avec toutes les agences FBI CIA NSA en prime, le roman est donc fin prêt pour l’exportation directe au pays du dollar.
Toutes les cases sont cochées, il y a tout ce qu’il faut, clic, clac, c’est un strike, du travail de pro. Je crois que j’ai eu ma dose de modernité pour l’année.
Si on était en 2097, que j’avais 22 ans et que j’avais déniché quelque part cette future vieillerie, j’aurais sans doute pris un grand plaisir à lire quelque chose d’aussi suranné et exotique.
mardi 12 janvier 2021
Great Adaptations (Mystères de l'évolution) - Kenneth Catania
Great Adaptations (2020) de Kenneth Catania est une sorte de mémoire de vie de chercheur qui s’intéresse en détails à une poignée d’exemples d’évolutions étonnantes tirées du monde animal. Je vais passer sur les détails, mais la majeure partie du texte est consacrée au processus de recherche, aux aventures du chercheur, aussi bien sur le terrain qu’en laboratoire. Le premier suspect, c’est la taupe à museau étoilé, une petite bestiole souterraine d’une cinquantaine de grammes. À quoi sert donc cette étoile ? C’est un concentré d’organes d’Eimer, c’est-à-dire un concentré de senseurs tactiles extrêmement sensibles. En tout, il y a 112000 nerfs qui transmettent des informations liées au toucher depuis l’étoile jusqu’au cerveau de la taupe. À titre de comparaison, une main humaine en possède 17000 : la taupe en a donc 6 fois plus dans une zone de la taille d’un ongle. En somme, le museau étoilé est à priori le détecteur tactile le plus perfectionné de la planète.
De la même façon qu’on peut trouver dans le néocortex des souris une « carte » de traitement des données qui reprend la disposition de leurs moustaches, on peut trouver dans le néocortex des taupes une division cérébrale qui reprend la forme de l’étoile. C’est l’occasion de constater que la onzième branche de l’étoile, l’une des plus petites, prend 25 % de la matière cérébrale consacrée au traitement des données de l’étoile. Pourquoi cette inégalité ? Car de la même façon que l’œil humain est composé d’un centre à haute résolution et d’une périphérie moins performante, la taupe utilise ce onzième bras de l’étoile pour une perception à « haute résolution » une fois que quelque chose d’intéressant a été détecté par les bras moins performants. C’est une façon optimale d’utiliser la matière cérébrale, ressource précieuse : un champ de perception globale large et en complément un « focus » performant limité et réactif.
Et donc, pourquoi cette super-perception tactile ? Contrairement à la plupart des taupes, la taupe a museau étoilé vit dans des zones pauvres en vers de terre. En somme, ses proies sont des créatures minuscules, d’où la nécessité d’un sens du toucher hors du commun pour pouvoir les détecter aussi vite que possible, d’autant plus que qui dit petite proie dit peu d’apport calorique : chaque dixième de seconde compte, faute de quoi la taupe utiliserait plus d’énergie à chasser qu’elle n’en gagnerait avec ses petites proies. Ainsi elle peut détecter sa proie, l’examiner, décider de la manger et finir de la manger en 230 millisecondes : c’est le mangeur le plus rapide de la planète ! Autre astuce : la taupe, comme la musaraigne d’eau, est capable d’utiliser son sens de l’odorat sous l’eau en bloquant de l’air avec les bras de son étoile.
Bestiole suivante : le « tentacled snake », un serpent aquatique dont les « tentacules » sont également des récepteurs performants, cette fois des détecteurs de mouvement. Sa technique de chasse consiste à exploiter le système de fuite des poissons, qui ont évolué des réflexes musculaires incroyablement rapides : le serpent immobile fait un mouvement avec son « cou », ce qui pousse le poisson à faire par réflexe un virage brusque, mais le serpent a positionné sa gueule ouverte exactement là où les réflexes du poisson le poussent à fuir. C’est une danse mortelle de haute précision : le serpent doit détecter la position exacte des poissons et décider s’ils sont positionnés juste comme il faut pour que leurs réflexes les poussent dans l’exacte direction de sa bouche. Ensuite, quand le serpent frappe, les poissons sont si rapides que le serpent vise l’endroit où se trouvera le poisson dans le futur. Si les poissons n’évoluent pas une contre-mesure à ce serpent, c’est parce qu’il n’est qu’un n’est qu’un prédateur minoritaire : si parfois les réflexes des poissons les poussent à se jeter dans la gueule d’un habile serpent, la plupart du temps, leurs réflexes sont salvateurs. On retrouve ailleurs cet « effet de l’ennemi rare ».
Après les taupes, les vers. Il existe en Amérique une étonnante technique de chasse aux vers : en plantant un piquet dans le sol et le frottant de la bonne façon, est produit un « chant » qui attire les vers à la surface par centaines. Pourquoi ? Il semblerait que cette méthode simule le grondement d’une taupe qui creuse. Or, les taupes sont de terribles prédateurs pour les vers, et elles ne vivent que sous terre. Ainsi, quand les vers détectent une taupe, ils foncent à la surface quitte a se faire dévorer par d’autres bêtes, tant ils craignent les taupes. On retrouve là « l’effet de l’ennemi rare » : même si les humains récoltent ainsi beaucoup de vers pour la pêche, il est tout de même plus avantageux, dans l’ensemble, pour les vers de fuir les taupes. À moins, bien sûr, que les humains soient simplement plus rapide que l’évolution naturelle, ce ne serait pas la première fois. Mais d’autres animaux utilisent cette technique : des mouettes grattent le sol pour attirer les vers de la même façon. Les taupes, quant à elles, sont des prédateurs aussi efficaces entre autres choses à cause leur « odorat stéréo ».
Ensuite, les musaraignes. Je l’ignorais, mais ces petites choses sont carnivores. En hiver, comme elles n’hibernent pas, elles ont l’incroyable capacité de diminuer la taille de leur os et de leurs organes, cerveau inclut. Le cerveau peut perdre 25 % de sa masse en hiver. Certaines musaraignes ont une salive toxique et elles savent même pêcher les alevins. Leur sang chaud est à la fois un inconvénient et un avantage : leur métabolisme rapide les oblige à manger extrêmement fréquemment, mais elles sont bien plus rapides que les animaux à sang froid. De plus, plus la température d’un animal est faible, plus les signaux électriques se déplacent lentement via ses nerfs. Les musaraignes d’eau possèdent le record de l’attaque prédatrice la plus rapide : 50 millisecondes. Petit cerveau chaud est synonyme de vitesse. Et même pour des chercheurs expérimentés, ces petites bestioles sont extrêmement élusives là où elles vivent en abondance : un petit rappel de notre capacité limité à percevoir la vie qui nous entoure.
Il y aussi des chapitres sur les anguilles électriques, qui ont développé un étonnant instinct agressif à l'origine de l'aventure romanesque du naturaliste Humboldt, au cours de laquelle il pousse les anguilles à attaquer des chevaux puis les récupère une fois qu'elles sont épuisées, et sur des guêpes qui transforment les cafards en zombies dévorés vivants par leur progéniture, mais je vais m'arrêter là.
samedi 9 janvier 2021
Bougie faite avec une coquille d'escargot
Troisième post à la suite qui ne concerne pas un livre, c'est peut-être un record sur ce blog. Bref, dans cette petite vidéo, je tente de fabriquer une bougie avec une coquille d'escargot et de la résine de pin. Au final, c'est un semi-succès : ça brule très bien, mais pas exactement comme prévu.
Sous-titres français disponibles en bas à droite, et lien direct.
mardi 5 janvier 2021
Comment mon cousin a fabriqué un couteau gratuitement
Le résultat final (cliquer pour agrandir) |
Mon cousin Clément est en Australie, où, après diverses péripéties, il vit et travaille depuis cinq mois dans un caravan park. Sans doute plus manuel que moi, il a eu l'occasion de se familiariser avec toutes sortes d'outils dont il a décidé de profiter, pendant qu'ils étaient à disposition, pour fabriquer un couteau. Bien entendu, je suis hautement jaloux de ses aventures océaniennes, et si j'ai bien songé à le rejoindre, les contingences sont ce qu'elles sont. Bref, je lui ai proposé de recueillir ici le procédé qu'il a utilisé pour fabriquer son couteau : il m'a semblé que ce serait sympathique d'avoir tout ça organisé sur une page web, pour lui et moi comme pour l'humanité en général.
Le métal vient d'un disque de scie circulaire, destiné à couper directement dans la pierre des mines d’or Australiennes. C'est un cadeau de la part d'un australien travaillant dans les mines.
1. Croquis du couteau sur papier.
2. Dessin du contour sur le disque puis découpe à la disqueuse (angle grinder). Utilisation d’un spray d’eau pour refroidir la lame au fur et à mesure de la découpe.
3. Utilisation de la ponceuse circulaire fixe pour affiner la forme. Puis utilisation de la ponceuse à main pour mettre en forme la lame.
4. Aiguisage avec le disque en fibre de verre.
5. Tempérage du couteau, pour solidifier la lame, éliminer les impuretés, lui faire perdre son magnétisme et traiter contre la rouille, c'est-à-dire chauffage au rouge de la lame avec le chalumeau, puis refroidissement, le tout répété trois fois. Puis, pour le quatrième chauffage, la lame est plongée dans de l’huile végétale. Une fois la lame essuyée, direction le four, 270°C pendant une heure. La lame sortie du four, un léger passage de disqueuse (avec disque en "papier de verre") sur l’ensemble du métal pour finaliser l’aiguisage et enlever la fine couche carbonisée. Ensuite, guillochage du champ du manche a l'aide d'une disqueuse et d'un disque de découpe (c'est-à-dire incisions sur le
"dos" de la partie métallique du manche).
6. Découpe d’un bloc d’un bois tropical (acacia) et dessin du contour. Découpe du manche à la scie sauteuse.
7. Utilisation d’une ponceuse rotative pour affiner le manche. Utilisation de serre-joints pour percer les trous destinés aux deux rivets. La lame est recouverte de scotch, aussi bien pour la protéger elle-même que pour protéger les petits doigts du concepteur.
8. Perçage des trous, un peu plus petit que les rivets. Utilisation de colle sur chaque partie du manche, puis les rivets sont insérés à l’aide d’un marteau.
9. Ponçage des rivets avec la ponceuse circulaire fixe puis utilisation d’une ponceuse rotatrice pour finaliser le manche.
10. Application d’un verni sur le manche, puis nettoyage de la lame avec de l'alcool méthylique.
Et voilà, le couteau est terminé !
samedi 2 janvier 2021
Mini carnet de voyage : 3 jours de marche et bivouac fin décembre de Souillac à Figeac via Rocamadour
En rouge, mes lieux approximatifs de bivouac (cliquer pour agrandir) |
Chaque année, mon noël familial est en décalage avec les dates des réjouissances officielles. Cette fois, c'était le 27, 28 et 29 décembre, dans la maison d’une cousine, pas loin de Figeac. De plus, suite à une année passée à un tiers enfermé seul entre quatre murs très étroits, je ressentais (et je ressens toujours) un puissant besoin de grand air et d’activité physique. Et j’avais envie de me frotter un peu aux conditions hivernales, ou du moins à ce qu’il en reste.
Donc, grâce à une météo qui s’annonçait froide mais peu pluvieuse, j’ai décidé de faire Souillac – Figeac à pied, en passant par Rocamadour, sur le GR6. Je savais qu’il allait pleuvoir fortement le 27 au soir, il fallait donc que je n’arrive pas trop tard. Un objectif précis en lieu comme en heure, parfait.
(Les photos sont prises avec mon téléphone portable.)
25 décembre 2020
Le train me débarque à Souillac à 12h20. C’est Noël, il fait froid, la ville est déserte. Il y a plus de corbeaux que d’humains. Je longe un peu la rivière, je sors rapidement de la petite agglomération et j’atteins les collines boisées. Immédiatement, je tombe sur de splendides exemplaires de rosier des chiens. Je mange quelques baies. J’en trouverai régulièrement tout au long des trois jours, ce qui sera l’occasion de découvrir toutes les nuances de goût et de texture de ce petit fruit. C’est aussi une source de vitamine C non négligeable, qui vient prêter renfort aux clémentines pour m’assurer un système immunitaire respectable. Il ne fait pas si froid et je me retrouve rapidement à retirer mon gros manteau, qui passera le reste de la journée, et une bonne partie du lendemain, accroché à mon sac.
C'est moi ! 13h19 |
15h38 |
Je traverse la Dordogne et le chemin se met à suivre l’Ouysse. Des falaises apparaissent, puis un canyon. De grosses masses de roche semblent menacer de s’effondrer sur ma tête. Le temps passe vite, les journées sont courtes, et je songe à trouver un endroit où dormir. Je m’autorise à être exigeant et je laisse passer plusieurs opportunités. La nuit tombe, elle est presque là, et je réalise que je vais atteindre un petit col, le col du Crouzol. Une famille qui regardait sans doute le coucher du soleil s’en va, et moi, je m’installe. Euphorique après cet après-midi de stimulations fraiches et d’effort soutenu, je suis presque tenté de dormir à la belle étoile, mais la météo annonce quelques gouttes, alors je sors la tente. De toutes façons, même sans pluie, la belle étoile aurait été une grossière erreur : par ces températures, et avec mon équipement, même la très modeste protection calorifère de la tente est bonne à prendre.
J’installe mon fidèle matelas en mousse à 5€, sur lequel j’étale mon épais manteau, pour un bonus d’isolation. Puis je sors le sac de couchage, hélas pas aussi abordable. C’est la première fois que je le teste : mes précédentes tentatives d’aventures en saison froide ont dû être annulées à cause du second confinement. Température confort limite du sac : 1 degré. Or, cette nuit, je sais qu’on descendra dans le négatif. Je place un drap de soie dans le sac, puis je me glisse dans tout ça. Tout habillé, bien sûr, mais au début je retire ma veste à capuche pour m’en servir d’oreiller. Je comprends vite que ce n’est pas une bonne idée, je remets la veste, y compris la capuche, et j’utilise mon écharpe comme oreiller. Il n’est que 18h. J’ai de la lecture, mais aussi du réseau internet, et, je l’avoue, entortillé et fatigué comme je suis, internet est plus tentant que la lecture. Je m’endors rapidement, vers 20h ou 20h30.
Le gel du 26 matin, 7h39 |
La tente gelée est pliée, 8h11 |
26 décembre 2020
Ma nuit est très hachée, mais je me réveille plus sérieusement vers 4h. Je n’ai pas trop froid, pas au point d’être vraiment dans l’inconfort. Je mange quelques biscuits qui, sans doute, me réchauffent de l’intérieur, et je fais encore deux sommes de 20 minutes avant de me lever vers 7h30. Surprise : comme il a plu hier soir et gelé pendant la nuit, ma toile de tente extérieur est littéralement glacée. Avoir avoir secoué la toile prise par une fine couche de glace ou de givre dans la pénombre qui précède l’aube, je m’amuse à la plier, à main nue, car je n’ai pas pris de gants. Je plie la toile pendant trois secondes, avant de réconforter mes mains mécontentes sous mes aisselles ou derrière les genoux de mes jambes repliées, puis je recommence.
Après la traversée de Rocamadour, 9h07 |
9h15 |
Je pars avec le soleil naissant, et, seul dans ces quasi-montagnes couvertes de gel, je suis exalté. Le chemin est court jusqu’à Rocamadour, où, pendant toute ma traversée du village, je ne verrai pas un seul être humain. Le soleil vient frapper les constructions haut-perchées et la lumière orange descend lentement au fil de ma progression. Quittant Rocamadour, je retourne dans le canyon, cette fois plus ombragé, plus boisé, envahi par une quantité surréaliste de mousse qui s’accroche à absolument tout. Il y a aussi des ruines de moulins dont on peut encore voir les pierres à moudre. Moment aventure : je dois traverser la rivière sur une poutre, ce qui est rendu presque inquiétant par le gel. Malgré son caractère quasi parasitique, j’aime la mousse, sa verdeur entêtée et sa douceur aussi visuelle que tactile. Ensuite, contrairement à ce qu’indique ma trace GPS, le balisage me fait grimper hors du canyon avant de m’y faire replonger une demi-heure plus tard. Au moins, ce détour est l’occasion de vues joliment plongeantes, juste ce qu’il faut pour ne pas activer mon vertige.
Royaume de la mousse, 9h47 |
Meules du "moulin de la mouline", 9h56 |
10h30 |
Après Gramat, le paysage change aussi brusquement que radicalement. Finie la froide illusion sauvage du canyon moussu, et bienvenue dans les chemins à murets de pierre, chemins couloirs qui semblent s’étendre perpétuellement entre des terrains privés. D’abord, les chemins sont tout simplement beaux et agréables, et les terrains sont de petits pâturages si accidentés qu’on se sent bien loin de la modernité. Plus tard, ce déluge de propriétés privées devient plus classique. Les terrains sont plus grands, à la fois plus fertiles et plus stériles. Malgré les couleurs chatoyantes du soir, contre le marcheur en quête d’autre chose, ils élèvent une impression d’hostilité. Je cherche un coin où dormir, mais les champs sont devenus si vastes, si nus, que c’est difficile. Alors qu’il fait déjà presque noir, je jette mon dévolu sur une petite parcelle où, dans la noirceur, ma tente sarcophage se révèle, je l’espère, presque invisible. La brume tombe, et je me glisse dans mon intérieur relativement chaleureux. Ce n’est pas la même paix que sur le col. Il y a les bruits des arbres, des aboiements de chiens au loin et une voiture occasionnelle. Je mets des boules quiès.
14h11 |
Une "caselle", 15h14 |
16h28 |
27 décembre 2020
Ma nuit est encore une fois très hachée. Je me lève plus tôt que la veille. Je plie ma tente et laisse le champ derrière moi bien avant le lever du soleil. Après Lacapelle-Marival, je grimpe une grosse colline boisée. Cette fois, il fait vraiment froid. Je ne quitte pas mon manteau, au contraire, je le ferme, et me calfeutre avec l’écharpe. Dans ce froid mordant, ces bois gelés et ces hauteurs contemplatives, je me sens vraiment dans un ailleurs aussi séduisant que passivement agressif. Je marche dans les glands déjà trop vieux, dans les châtaignes non ramassées, et les rosiers des chiens sont abondants. Je ne me sers que dans ces derniers. Aujourd’hui, le ciel est lourd, je le sens peser sur le monde, et comme le soleil ne se montre qu’à travers une bande orange qui borde l’horizon, on a l’impression qu’il ne s’est pas levé ce matin, qu’il se contente d’un minuscule arc nordique.
8h15 |
10h |
Froid, 9h45 |
La journée progresse et commence presque à mériter son nom de journée. Je suis un peu abruti par le froid et la fatigue accumulée. La longue redescente de la colline est moins enthousiasmante. Je me rapproche de Figeac avec morosité. Ensuite, une fois à Figeac, il me reste une bonne heure de marche vers l’est. De nouvelles collines à grimper, et je commence à me sentir faiblir, mais la joie du relief et la vue sur la ville enserrée dans son petit cocon de terre est réjouissante. Dans les talus, plein de pissenlits, de chélidoine, de fraise des bois. La nuit tombe et mes pieds, qui n’ont pas quitté leurs chaussettes depuis trois jours, commencent à se plaindre. Les épaules aussi font mal, parce que mon épais manteau ne permet pas aux bretelles du sac de bien répartir le poids. Surtout l’épaule droite, comme d’habitude.
J’atteins la maison avant la nuit, comme prévu peu de temps avant l’arrivée de la pluie. Je suis franchement fracassé et je vais me coucher de loin le premier. Mes cousins ivres me réveillent à 3h du matin : comme quoi, les cols et les champs ont leurs avantages.
10h27 |