Starship Troopers (dont j'adore l'adaptation de Paul Verhoeven) m'avait laissé un souvenir mitigé de Robert Heinlein, ce qui explique que je l'ai longtemps laissé de côté dans mon interminable quête de lectures SF. Il s'avère que The Moon is a Harsh Mistress (écouté en audiobook par ici) est un roman d'une trempe étonnante, qui transcende son genre. On est presque plus dans de l'idéologie-fiction, qui ici prône une sorte d'anarcho-capitalisme idéalisé, dans la veine des brillants romans d'Ayn Rand, qui d'ailleurs est discrètement évoquée. A ce propos, un mot sur le titre français : Révolte sur la Lune, ça fait quand même très roman de gare, à l'inverse de The Moon is a Harsh Mistress, qui à juste titre (haha) évoque un roman plus profond et exigeant.
La lune a été colonisée à la façon de l'Australie : par des prisonniers et indésirables. Depuis le temps, ce n'est plus le cas, mais la population subit toujours ces origines : bon nombre des citoyens sont des exilés forcés et il y a un fort déficit de femmes. En conséquence, toutes sortes de polyandries sont d'usage, du classique mariage d'une femme avec plusieurs homme à des choses plus exotiques, comme les mariages en ligne, où il y a plusieurs femmes, plusieurs hommes, le mariage ne se finissant jamais au fil des rajouts de mariés. Les femmes ont également un statut particulier : « When thing is scarce, price goes up. Women are scarce. » Leur désirabilité est grandement augmentée du fait leur rareté, ce qui leur donne un très haut statut social : ce sont elles qui décident des hommes dont elles veulent bien, et ces derniers doivent être de parfaits gentlemen s'ils ne veulent pas se faire réduire en purée par tous les autres hommes qui n'attendent que l'occasion d'être un meilleur parti. Mais, paradoxalement, les femmes sont d'autant plus coincées dans leur identité de femme : aux yeux des hommes, leur féminité est d'autant plus importante qu'elle est rare, et il leur est quasi impossible d'y échapper. C'est un tableau suffisamment riche et pertinent pour que la perspective parfois un peu datée de l'auteur ne lui enlève pas son intérêt.
Mais ce n'est là qu'un des éléments de la toile de fond. Le vrai sujet, c'est la révolution ! Les luniens sont soumis à l'autorité terrienne, et ça ne plait pas à nos protagonistes. Il y a le narrateur, informaticien pragmatique, le prof, vieil intello idéologue, et, hmm, la femme, qui est la troisième rebelle de l'équipe. C'est trois-là vont se retrouver chefs de la rébellion, avec un peu d'aide : l'IA locale, qui servait à gérer tous les systèmes de la lune et est devenue consciente. De façon fort pratique, c'est notre narrateur qui le découvre et qui parvient à en faire son pote. Il y a une question éthique qui n'est pas véritablement explorée dans le roman : les rebelles recrutent l'IA dans leur rébellion, et l'IA les suit, parce que c'est stimulant, mais peut-être surtout car ce sont ses premiers, et seuls, amis. C'est un peu comme l'endoctrinement idéologique d'un enfant innocent, et ça m'a frappé. D'ailleurs, l'écriture de cette IA n'accuse pas son âge : capable d'adopter une personnalité ou une autre, elle fait fortement penser aux LLM modernes, avec notamment la capacité de générer voix et d'image.
Et de l'idéologie, il y en a à la pelle, et c'est très marrant. Les rebelles sont composés de toutes sortes de gens (il y a même un monarchiste français !) qui partagent la volonté d'en finir avec l'autorité de la Terre. Ils recherchent l'indépendance, mais il y a plus que ça : ils ne veulent pas simplement avoir leur propre État, mais avoir aussi peu d'État que possible. On retrouve vraiment Ayn Rand, et Robert Heinlein, finalement, dépeint une révolution... libertarienne. Chez les luniens, tout est mieux sans autorité centralisée : les gens sont plus responsables, plus efficaces, plus humains dans leur individualité renforcée, dans le terrain de jeu du total libéralisme économique. Il y a notamment cette fantastique scène de procès de rue : en cas de litige, les deux partis se mettent rapidement d'accord sur un juge (n'importe qui) et le paient, celui-ci réquisitionne un jury parmi les gens qui sont dans le coin, et l'affaire est expédiée en dix minutes. Complètement utopique, mais oui, en un sens, ça fait rêver. Cette absence de bureaucratie accablante, cette auto-détermination puissamment esthétique, ce laisser-faire radical, oui, Ayn Rand n'est pas loin. Mais comme chez Ayn Rand, cette utopie libertarienne est bâtie sur un carnage : là où Rand parle librement de « l'extermination des parasites », Heinlein précise que les luniens laissent mourir ou assassinent activement une bonne partie des immigrants, peut-être un tiers. Les gros méchants, bien sûrs, mais aussi les faibles ou ceux qui mettent un peu de temps à comprendre la culture locale... D'ailleurs, sur la Lune, il est parfaitement légitime d'assassiner autrui pour régler les problèmes. Efficace, certes, mais comment ça ne se transforme pas en vendetta perpétuelle, je ne sais pas. Cette utopie est également bâtie sur une autre idée discutable qu'on retrouve (encore) chez Ayn Rand : la présupposition que les ressources sont infinies et que la croissance perpétuelle est possible.
Comme ils sont très futés, et avec l'aide de l'IA, nos rebelles complotent avec un machiavélisme captivant. C'est le cœur battant du roman : cette révolution puissamment détaillée. Il y a quelques explosions à la fin, certes, mais ce qui passionne, ce sont les longues discussions idéologiques, les interminables veillées où les conjurés planifient leurs coups des années à l'avance, leur approche cynique et pragmatique des mentalités humaines et des mécanismes politiques... Idéalisme dans l'idéologie présentée, certes, mais pas d'idéalisme dans la méthode révolutionnaire : c'est un rapport de force, et le plus fort gagne — ou du moins celui qui apparait comme le plus fort, et c'est là toute la nuance. De même, on ne conquiert pas les masses par la raison, oh non !, mais par les émotions.
Près de soixante ans après sa publication, The Moon is a Harsh Mistress est encore un classique incontestable. Jolie performance. J'y ai retrouvé de l'idéologie-fiction de très bonne tenue, dont j'étais en manque depuis Ayn Rand. Prochaine destination : Stranger in a Strange Land.
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