Le dernier roman de Houellebecq, un petit pavé que j'ai lu... avec plaisir ? Clairement, l'auteur se fait un peu moins glauque, un peu moins sordide. Certes, il est toujours question de misère sexuelle et relationnelle, de décadence physique, de déclin civilisationnel, etc., mais les personnages sont pour la plupart assez sympathiques. Diablement faillibles, bien sûr, mais presque aimables. Paul, le protagoniste, qui travaille avec le ministre de l'économie et tente vaguement de se défaire de 10 ans de froideur muette avec sa femme ; le dit ministre, technocrate surdoué proche du néant idéologique mais droit dans ses bottes ; la sœur de Paul, chrétienne bien rangée et peut-être personnage le moins dépressif ; le frère de Paul, qui lui est le plus dépressif, et qui par son travail artistique et solitaire et les maltraitances subies dans le système éducatif m'a donné l'impression d'être le plus proche avatar de l'auteur... Il y en a quelques autres, et un seul de vraiment détestable. Heureusement que leurs portraits sont ainsi nuancés, car on passe beaucoup de temps avec eux, et la noirceur à laquelle m'avait habitué l'auteur aurait été trop fatigante sur un roman de cette taille.
Ces personnages sont jetés dans le monde de la fin de vie : d'abord par le père de Paul, comateux puis paralysé, mais aussi le père de sa femme, qui vit un destin équivalent, et pour finir c'est Paul lui-même qui y est confronté. Ces scènes sont nombreuses et recherchées ; la morbidité, inévitable, ne m'a jamais semblé forcée. Ceci dit, j'aurais aimé qu'on passe un poil moins de temps dans ces drames familiaux et intimes pour explorer plus en profondeur les éléments, disons, idéologiques du roman.
Peut-être la meilleure séquence est celle où, grâce au mari de Paul, chrétien et ancien membre des milieux identitaires, la famille recrute, pour extraire le vieux père malade d'un établissement médical qui n'est clairement qu'un mouroir, un simili commando de militants d'extrême-droite engagés contre l'euthanasie et plus généralement contre les fins de vie misérables ! Il est hautement rafraichissant de voir une certaine droite conservatrice présentée ainsi hors de toute moralisation : oui, dans une modernité où l'on place les vieux dans des mouroirs parce qu'on a pas le temps de s'en occuper, où on a terriblement peur d'accepter la mort naturelle, où les familles sont radicalement atomisées, où l'individu doit partir vers les grandes villes pour trouver des opportunités comme s'il n'était qu'une goutte d'eau condamnée à couler vers les océans du capital, oui, dans ces conditions, un retour vers une certaine unité familiale, sans pour autant l’idéaliser (ce n'était pas forcément mieux avant), est désirable et, disons-le, vertueux.
Dommage, dans ces conditions, qu'on en sache pas plus sur ces militants qui disparaissent par la suite. Même chose pour ce qui apparait tout d'abord comme le fil conducteur du roman : une série d'attentats qui semblent indiquer un mouvement primitiviste avec des moyens considérables, ce qui est curieusement paradoxal. Houellebecq s'attarde sur ces idéologies, en mentionnant notamment Kaczynski, et j'ai trouvé cette exploration tout à fait passionnante, une capture brillante de l'esprit du temps : un mouvement qui s'attaque, entre autres choses, à la fois aux porte-conteneurs (capitalisme mondialisé), aux banques de sperme (artificialisation de la vie) et aux vagues migratoires (une autre forme de mondialisme, ethnique et culturel évidemment, mais surtout capitaliste, car les migrants prêts à tout sont à la base de la pyramide économique ; ils sont nécessaires à la croissance quand les populations locales sont trop dépressives pour faire des enfants elles-mêmes). Encore une fois, ce sont des choses hautement inconfortables, voire taboues, mais pertinentes. Hélas, on a jamais le fin mot de cette histoire, et c'est décevant. Tout s’efface devant la fin de vie, et certes, on peut trouver là une logique narrative, mais je ne suis pas sûr que la fiction en sorte grandie.
Comme autre élément du récit, on peut citer les rêves de Paul, récurrents. Ils sont vraiment très nombreux, et après deux ou trois, je les ai tous sautés sans aucun remord. Je n'aime pas ces passages qui semblent parfaitement inconséquents. L'intrigue politique, elle, est plus réussie : on a l'occasion de plonger dans les arcanes du pouvoir, ou plutôt, devrait-on dire, dans les arcanes de la com. Il n'y a plus guère d'idéologie, juste du management et de la publicité, la gestion pragmatique de la normalité acceptée par les gens raisonnables, avec en face l'épouvantail de l'extrême-droite. Encore une fois, j'aurais voulu plus de cette narration-là.
Quelques passages frappants (je dis bien frappants et non pas justes), ici sur la gestion moderne de la fin de vie :
Dans toutes les civilisations antérieures, dit-il finalement, ce qui déterminait l’estime, voire l’admiration qu on pouvait porter à un homme, ce qui permettait de juger de sa valeur, c’était la manière dont il s’était effectivement comporté tout au long de sa vie ; même l’honorabilité bourgeoise n’était accordée que de confiance, à titre provisoire ; il fallait ensuite, par toute une vie d’honnêteté, la mériter. En accordant plus de valeur à la vie d’un enfant - alors que nous ne savons nullement ce qu’il va devenir, s’il sera intelligent ou stupide, un génie, un criminel ou un saint - nous dénions toute valeur à nos actions réelles. Nos actes héroïques ou généreux, tout ce que nous avons réussi à accomplir, nos réalisations, nos œuvres, rien de tout cela n’a plus le moindre prix aux yeux du monde - et, très vite, n’en a pas davantage à nos propres yeux. Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie ; c’est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever - enfin maintenant il faudrait parler du nihilisme occidental, voire du nihilisme moderne, je ne suis pas du tout certain que les pays asiatiques soient épargnés à moyen terme. Il est vrai que Nietzsche ne pouvait pas repérer le phénomène, il ne s’est manifesté que largement après sa mort. Alors non, en effet, je ne suis pas chrétien ; j’ai même tendance à considérer que c’est avec le christianisme que ça a commencé, cette tendance à se résigner au monde présent, aussi insupportable soit-il, dans l’attente d’un sauveur et d’un avenir hypothétique ; le péché originel du christianisme, à mes yeux, c’est l’espérance.
Sur la certitude de la vanité du système mais l'impossibilité de s'en extraire :
La doxa libérale persistait à ignorer le problème, tout emplie de sa croyance naïve que l’appât du gain pouvait se substituer à toute autre motivation humaine, et pouvait à lui seul fournir l’énergie mentale nécessaire au maintien d’une organisation sociale complexe. De toute évidence c’était faux, et il paraissait évident à Paul que l’ensemble du système allait s’effondrer dans un gigantesque collapsus, sans qu’on puisse jusqu’à présent en prévoir la date, ni les modalités - mais cette date pouvait être rapprochée, et les modalités violentes. Il se trouvait ainsi dans cette situation étrange où il travaillait avec constance, et même avec un certain dévouement, au maintien d’un système social qu’il savait irrémédiablement condamné, et probablement pas à très long terme. Ces pensées pourtant, loin de l’empêcher de dormir, le plongeaient d’ordinaire dans un état de fatigue intellectuelle qui le conduisait rapidement au sommeil.
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