Troisième et dernier volume issu de l'expérience de la ferme du Bec-Hellouin, après le premier et le second. Je vais faire un bref résumé avant de conclure sur l'ensemble.
On commence avec un sujet particulièrement coriace et captivant : la reproduction des plantes, et comment bien la comprendre pour pouvoir faire ses propres graines. Le chapitre sur la production de semences est de la très bonne vulgarisation scientifique, et je ne vais pas en relever des passages ici, tant l'ensemble est déjà hautement condensé. C'est sans doute le passage le plus dense des trois tomes, tant il s'agit de saisir des notions précises de botanique et de génétique, et il faudra que je relise plusieurs fois ce chapitre en intégralité pour espérer me rentrer tout ça dans le crâne.
Notons simplement les avantages de la production locale traditionnelle de semences :
- Avec le temps les variétés s'adaptent aux conditions spécifiques d'un lieu précis.
- Les plantes cultivées ont (où plutôt avaient) l'occasion et le temps de coévoluer avec leurs bioagresseurs locaux.
- Les variétés traditionnelles n'étaient pas sélectionnées pour nécessiter des engrais, mais pour être simplement fertilisées avec fumier et compost.
En somme, moins de rendement mais plus de résilience. Or 75% de la diversité génétique des plantes a été perdue entre 1900 et 2000. La majorité des variétés a disparu. Aujourd'hui, l'uniformisation règne, et, pour les légumes, une majorité des graines utilisées sont des hybrides non reproductibles. De plus, les variétés modernes sont sélectionnées pour dépendre de conditions idéales qui nécessitent pesticides, herbicides, fertilisants, irrigation... Les auteurs ont pris conscience de leur totale dépendance aux producteurs de graines, et ont donc décidé de travailler à gagner plus d'autonomie, tout en soulignant que la production de certaines semences est très complexe.
Quant aux pesticides, il semblerait qu'à cause de l'adaptabilité des ravageurs, leur efficacité ne soit pas si claire. Aux USA, l'usage de pesticides à augmenté de 3300% (!) depuis 1945 sans pour autant diminuer les pertes de récolte totales. Pourquoi ?
- Les monocultures n'existent pas dans la nature : elles sont inévitablement une opportunité pour les ravageurs.
- L'artificialisation (pas d'arbres, de haies, de mares...) ne permet pas la survie de tous les animaux auxiliaires qui régulent normalement les ravageurs.
- Le sol lui aussi est artificialisé (travail mécanique intense, engrais chimiques, pesticides...), ce qui affaiblit les plantes.
- Les variétés sélectionnées pour leur productivité le sont au détriment de leur rusticité.
Le bio industriel, sauf concernant l'usage de molécules chimiques, ne résout pas vraiment ces problèmes. Pour favoriser les auxiliaires régulateurs, c'est simple : richesse et diversité écologique.
Il y a donc des avantages à créer des variétés locales, et les auteurs font de même avec les moutons : créer une race locale adaptée aux conditions de leur ferme. Les moutons d'Ouessant sont bien rustiques, mais trop petits. Ils les ont donc croisé avec une race de moutons à viande, ce qui a fonctionné, sauf que les moutons avaient gardé un trait indésirable des Ouessant : n'avoir qu'un agneau par an. Un nouveau croisement a été fait avec les Shetland, une race rustique qui peut avoir deux petits par portée : succès. Les descendants de ces croisement sont relativement autonomes et agnèlent seuls.
Les auteurs expérimentent aussi avec la traction animale, pour les légumes de garde et ceux pour lesquels la demande est très forte (pommes de terre, poireaux, oignons...), mais aussi pour produire du blé. Si les légumes sont rentables, le blé est purement expérimental : son coût de production est énorme comparé à celui de l'agriculture classique. Là aussi les auteurs créent leur propre variété de blé. Ils sèment un mélange d'une trentaine de variétés anciennes, à forte diversité génétique, sur 1500m². Chaque année une partie de la récolte sert au semis suivant. L'objectif est, en quelques années, d'arriver à un blé adapté aux conditions locales : les variétés adaptées prospèrent, les autres régressent, et en même temps elles s'hybrident à hauteur de 5% par an.
Il est aussi question du blé "de jardin". Il s'agit de s'inspirer d'un savoir antique en bonne partie perdu, c'est donc très expérimental. Le fait est que la Chine et l’Égypte antiques nourrissaient de vastes populations sans combustibles fossile... avec des rendements parfois bien supérieurs à ceux d'aujourd'hui, aussi bien en terme de grains par épi qu'en quintaux par hectare. Comment est-ce possible ? Si les techniques étaient certainement multiples, il semble que les grains pouvaient être plantés un par un, très espacés et régulièrement buttés et sarclés, ce qui favorise le tallage (capacité des céréales à donner plusieurs tiges et épis à partir d'un seul grain). En France, Marc Bonfils se serait livré à des expériences de ce genre. Je précise que ce point est un peu flou, mais c'est une piste à explorer pour se préparer un monde post-pétrole.
Ensuite, j’apprécie les chapitres sur l'outillage et la construction. Ceux dédiés à la création d'une microferme sont stimulants mais un peu vagues. Je regrette que le dernier chapitre conclue sur un quasi mysticisme avec en prime accroyoga et dance autour d'un mandala de fleurs en se tenant la main. Heureusement, la brève conclusion qui suit nous laisse sur l’évocation des problèmes profonds qui sous-tentent tout le livre et lui donnent sa valeur : le désastre climatique et environnemental qui est en cours et qui va façonner l'avenir proche de l'humanité. La seule énergie propre, c'est l'énergie biologique. Il n'y a pas d'espoir dans une course en avant technicienne basée sur la foi.
Ceci dit, je voudrais citer l'avant-dernier paragraphe de cette conclusion et le commenter un peu.
Nous sommes de plus en plus nombreux à prendre conscience qu'une vision matérialiste de l'existence nous ampute d'une part essentielle de nous-mêmes. Prendre soin de la Vie sous toutes ses formes, se sentir relié à la nature, à ses sœurs et ses frères humains, à son être profond, donner le meilleur de soi pour une cause qui nous dépasse : n'est-ce pas là l'essence de toutes les formes de spiritualité ?
Je ne partage pas cette perspective dualiste. La modernité que vilipendent les auteurs n'est pas synonyme de matérialisme. Le matérialisme, c'est une perspective philosophique qui ramène tout à la matière, pour laquelle il n'y a rien au-delà de la matière. A l'inverse, la spiritualité tend à trouver une vérité au-delà de la matière, et il me semble qu'ici il ne s'agit pas simplement de la vie de l'esprit humain : donc une vérité qui donc flirte inévitablement avec le religieux. Or, la modernité a sa part de spirituel : comment appeler autrement la foi dans le progrès, la religion du marché ou l'espoir que la technique et l'ingéniosité résoudront tous les obstacles ? De la même façon, le futur écologique qu'appellent les auteurs est profondément matérialiste : n'est-ce pas matérialiste que de vouloir des conditions de vie saines, un écosystème durable, un avenir pour ses enfants et des sensations plaisantes à travers un lien avec la nature ? Bref, cette opposition matérialisme/spirituel ne me semble pas pertinente. Pire que ça, en tant que dualisme réducteur, elle me semble nuisible.
Pour finir, quelques mots sur l'ensemble de ce pavé de 1000 pages. La forme aurait gagné à un peu plus de retenue (moins de pages blanches, des photos plus sévèrement sélectionnées) et on peut reprocher au fond d'être parfois un peu vague, la faute à l'énormité de ce qui est exploré. Pour cette même raison, certains chapitres sont nécessairement moins intéressants que d'autres. Malgré tout, ces trois tomes de Vivre avec la terre réussissent là où c'est le plus important : ils donnent des perspectives pratiques sérieuses, crédibles et documentées pour amortir les chocs qui nous attendent dans le futur proche. Il est très appréciable que l'ensemble soit basé sur une expérience personnelle, intime : c'est ce qui permet de croire en ce qu'on lit, la condition nécessaire pour accorder notre confiances aux auteurs sur des sujets aussi lourds et complexes.
Merci beaucoup pour ce résumé. Il se trouve qu'on m'a offert ces trois volumes au Noël dernier et que je n'ai pas pris le temps de les lire consciencieusement. Comme vous, j'avais été un peu gêné par les envahissantes photos en pleine page et le côté "mystique-bio." Vous m'avez donné envie de m'y replonger !
RépondreSupprimerJ'en profite pour vous remercier de votre sympathique commentaire sur mon blog, que je n'aurais d'ailleurs pas ouvert sans ces "Pages de Nomic" que je fréquente souvent.
En effet ce pavé mérite qu'on le lise à peu près en entier si le sujet intéresse, mais le temps, bien sûr, c'est une autre question... Le côté "mystique-bio" n'est pas trop envahissant.
SupprimerIl se trouve que j'ai moi-même commencé ce blog il y a bien longtemps sous l'influence d'autres blogueurs. Il a presque 10 ans d'ailleurs, je me fendrai sans doute d'une petite introspection pour célébrer ça.