Un roman absolument excellent, chef-d'œuvre de la littérature française et chef-d'œuvre tout court. L'entrée dans Quatrevingt-treize d'Hugo a été un choc : mais que c'est bien écrit ! Vraiment. Au risque de passer pour un vieux con : ça n'existe plus, de l'écriture comme celle-là, non ? La façon dont Hugo manipule son action et ses personnages, c'est du grand art. La puissance narrative est remarquable. Je pense notamment à ce moment, au début, où Lantenac, le noble qui vient prendre la tête des forces royalistes en Vendée et dont on ne connait pas encore le nom, fait face à un homme du commun qui veut le tuer car il a fait exécuter son frère. Le vieux marquis parvient, en une longue tirade chargée, à transformer son imminent meurtrier en fidèle serviteur. Ses armes ? La rhétorique et la religion.
Les personnages secondaires eux-mêmes sont traités, le temps de leur présence sur les pages, comme des personnages principaux. Par exemple l'ermite Tellmarch, le clochard magnifique, qui fait le choix moral de sauver le marquis et qui le regrette par la suite en constatant les crimes commis par le royaliste. C'est un thème qui parcourt le roman : Il y a l'idéal révolutionnaire et humaniste, mais que vaut cet idéal s'il mène lui aussi à des carnages ? Peut-être faut-il faire le choix de l’intransigeance, assumer la nécessité de la violence ? Mais dans ce cas que vaut une révolution qui, au nom de ses idéaux, massacre plus encore que le régime qu'elle s'emploie à renverser ? Il n'y a pas de réponse claire à ces questions : Hugo est bien sûr du côté républicain, et il affirme assez clairement sa croyance dans le progrès, son inévitabilité et sa nécessité, une téléologie morale en somme ; cependant le fait reste qu'il est difficile de justifier la violence.
Cette tension est illustrée par les principaux protagonistes qui émergent doucement : Lantenac, on l'a vu ; Gauvain, le républicain idéaliste ; et Cimourdain, le républicain impitoyable. Ces trois personnages sont grands et grandioses à leur façon, trois héros de causes différentes, des êtres extrêmes, qui vivent leur foi et leur idéologie jusqu'à la mort. Je ne suis pas étonné qu'Ayn Rand ait été influencée par Hugo : on retrouve ces individus plus grands que nature, qui sont l'incarnation d'idées, inflexibles, radicaux, qui s'entrechoquent. Le dénouement est limpide dès l'instant où les protagonistes sont présentés : l'idéaliste ne peut que finir décapité. C'est inévitable.
Il y aurait tant de passages à citer ! Je pourrais continuer à me répandre en louages à propos de Quatrevingt-treize, mais abrégeons : c'est sûrement l'un des meilleurs romans qu'il m'ait été donné de lire. Il est extrêmement rare qu'un roman, ou que n'importe quel type d'œuvre, parvienne à me mettre la larme à l'œil ; dans ce cas, c'est à moitié par la puissance esthétique de l'écriture romanesque d'Hugo, et à moitié par la puissance des idées incarnées dans la narration.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire