Commençons par ce qui me chiffonne avec le titre à rallonge de Les chasseurs-cueilleurs ou L'origine des inégalités d'Alain Testart, publié initialement en 1982 : il s'agit de cette idée bizarre qu'il y aurait une origine aux inégalités entre les êtres, et d'autant plus que cette origine aurait forcément un rapport avec nous autres humains. Quand on se tourne un peu vers la biologie, il apparait que les inégalités entre les êtres sont un facteur intrinsèque à la vie elle-même. C'est justement parce que les êtres sont inégaux entre eux que la sélection naturelle peut agir et sélectionner les traits adaptatifs, sélection sans laquelle la vie ne saurait être. Et les humains ne se sont certainement pas extraits de cet état de fait. Ainsi j'aurais préféré un titre comme par exemple L'évolution des inégalités, mais bref, je ne parle sans doute pas de la même chose que l'auteur, passons.
Les chasseurs-cueilleurs ou L'origine des inégalités est un excellent bouquin d'anthropologie, un vrai classique, à placer à côté de Sapiens et de The dawn of everything. Comme le second il constitue une masse passionnante d'informations sur les peuples plus ou moins anciens et leurs modes de vie, et comme le premier, il offre une théorie sur les origines des structures sociales modernes. On connait l'idée populaire (et notamment popularisée par Sapiens ou encore Against the grain) que l'agriculture serait à l'origine des inégalités sociales, mais Alain Testart développe ici l'opinion que ce ne serait pas l'agriculture la "responsable", mais bien la technologie qu'est le stockage. Après tout, bien des sociétés de chasseurs-cueilleurs ont pu être à peu près sédentaires en se passant de l'agriculture, il suffisait d'avoir des sources abondantes de poissons, céréales sauvages ou autres ressources, de préférence d'une façon saisonnière pour encourager le stockage, et hop, on a des sociétés "complexes" de chasseurs-cueilleurs.
Les villages construits en dur précèdent l’agriculture. Les exemples ne manquent pas, et j'ai eu l'impression que The dawn of everything répétait en fait beaucoup de choses qui étaient déjà présentes ici. Ainsi il s'avère que la sédentarité (possible grâce au stockage) aurait conduit à l'invention de l'agriculture plutôt que l'inverse. On perd l'opposition nomade/sédentaire (de nombreux peuples partageant de toutes façons leur année entre ces deux façons de vivre) et on se retrouve avec cette nouvelle classification des peuples : ceux qui pratiquent le stockage (stockage qui permet l'accaparement des ressources par une minorité) et ceux qui ne le pratiquent pas (les ressources étant consommées globalement en commun sur le moment). Il y a dans cette séparation un profond saut culturel : quand on stocke, c'est qu'on ne fait plus confiance à la nature pour nous nourrir !
Rappelons aussi l'extraordinaire diversité des modes de vie anciens/traditionnels. Non seulement chaque peuple est adapté à des conditions géographiques très particulières, conditions auxquelles vient se greffer le chaos mémétique qu'est la culture : en combinant ces deux bases, on peut obtenir presque tout ce qui est imaginable. L'agriculture a existé à des tas de niveaux différents, et diverses sociétés qui pratiquaient plus ou moins l'agriculture, et la pratiquaient de plus en plus ou de moins en moins en fonctions des conditions matérielles et culturelles, ont pu coexister pendant des millénaires. Par exemple, sur la côte ouest de l'Amérique du nord, on pouvait trouver au nord et au centre des sociétés plus ou moins sédentaires de pêcheurs (pratiquant le stockage par séchage ou fumage) et au sud d'autres sociétés dont les glands constituaient la base de l'alimentation (et étaient stockés). (Voir carte p.103 et pages alentour.) Dans les terres, hors proximité de ressources abondantes (fleuves à saumons, voire plaines de céréales sauvages), la tendance au nomadisme était plus forte pour faire face à des ressources plus rares.
Le facteur limitant de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs déjà à peu près sédentaires, ce n'est pas tant la quantité de ressources disponibles de façon saisonnière (poisson par exemple) que leur capacité à stocker ces ressources de façon à passer la saison creuse. Déjà les techniques, non seulement de pêche/chasse mais surtout de stockage, façonnent la vie et la survie des peuples. Dessication, fumage, macération, fermentation, conservation au froid... Les techniques sont conditionnées par la géographie. Le fameux pemmican, quant à lui, concerne plus les classiques chasseurs-cueilleurs : compliqué à fabriquer, il offre un concentré nutritif parfait pour des peuples mobiles qui peuvent plus difficilement, par exemple, conserver le poisson en fosse. Bien entendu, un même peuple peut multiplier les techniques de conservation de façon à servir des buts différents et à limiter les risques, si le climat le permet : ainsi on ne fait du surgelé qu'au nord, on ne sèche pas si on est dans une zone humide, etc. Toutes les proies ne se prêtent pas aussi aisément à conservation. Ainsi, seuls les poissons à chair maigre peuvent être séchés avec efficacité.
On oublie vite la vision idéaliste des chasseurs-cueilleurs égalitaires. La côte nord-ouest, où on vit surtout de la pêche, est la zone la plus peuplée d'Amérique du Nord, et tout le monde s'occupe beaucoup de prestige. Les puissants dominent, la propriété de la terre existe, il y a des tributs, des esclaves qui peuvent être exécutés à loisir, sans compter les guerres... Un chef peut avoir plusieurs dizaines d'esclaves, qui font l'objet d'un commerce. En Californie du nord-ouest, la richesse est une véritable obsession, tout à une valeur, chaque offense se paie, et le rang social est la première des préoccupations (p.122-123). Ainsi la guerre sert de façon classique à piller l'ennemi, s'approprier des esclaves et des terres.
Les sociétés sont profondément liées au rythme des saisons, comme le montre le petit schéma page 136, où on voit les diverses activités d'un peuple qui pratique à la fois la chasse, la pêche et l'agriculture : chaque activité a son moment. Les différences géographiques permettent une certaine économie de marché entre les peuples : quand la densité de population le permet, on échange ce qui est abondant dans un territoire contre ce qui est abondant dans un autre. On trouve aussi des exemple de division du travail (hors la classique division hommes/femmes), d'utilisation de monnaies d’échange, de spécialisation de villages dans la fabrication d'objets destinés à l’exportation, et même de destruction des biens précieux pour prévenir l'inflation !
Le stockage semble bien plus rare dans les régions tropicales car 1) l'absence de saisons fait qu'il n'y a pas une saison d'abondance et une autre de pénurie et 2) les écosystèmes sont moins spécialisés et plus variés, ce qui favorise l'abondance d'une grande diversité de ressources plutôt qu'une ressource unique comme glands, noisettes ou poisson. Il y a donc moins de raisons de stocker, d'autant plus qu'un climat chaud et humide est très défavorable à la conservation. Cette difficulté est même progressive du nord vers l'équateur : au nord la glace rend aisée toute conservation, et plus on descend, plus les conditions deviennent hostiles au stockage.
Un livre à picorer, si j'en crois l'illustration...
RépondreSupprimerMerci pour ces notes de lecture.
Il est vrai qu'il est un peu dense pour être gobé d'une traite !
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