vendredi 20 septembre 2019

Humain, trop humain - Nietzsche

Humain, trop humain - Nietzsche

Bien qu'ayant beaucoup aimé Ainsi parlait Zarathoustra, pendant mes autres tentatives répétées de lire Nietzsche (notamment avec Par-delà bien et mal et La Généalogie de la morale), je me suis heurté à un mur. Certes, le propos est complexe, mais ce sont plutôt l'égo et l'agressivité de Nietzsche qui m'ont posé problème. C'est donc avec plaisir que je retrouve dans Humain, trop humain (1878) un Nietzsche plus jeune, plus sobre, qui se lit avec plaisir. Il s'aventure à déconstruire la pensée commune, en particulier la morale et la religion, en plongeant loin dans le passé comme dans l'avenir possible. Sur plus de 600 aphorismes (classés en chapitres à l'intérêt inégal) écrits pendant une difficile période de souffrance physique, il développe sa pensée destructrice pour mieux être créative. Je m'attarde ci-dessous sur quelques morceaux (avec les numéros des aphorismes), et je lirai plus tard Opinions et sentences mêlées et Le Voyageur et son ombre, datés de l'année suivante, qui se trouvent dans le même recueil.

5 (Préface). « Il jette en arrière un regard de reconnaissance, pour sa dureté et son aliénation de soi-même, pour ses regards au loin et ses vols d'oiseau dans les hauteurs froides. » Ici je m'accorde une interprétation bassement littérale et temporelle. Je suis revenu il y a peu d'un voyage qui, en partie, a eu sur moi un effet négatif. Mais plutôt que de fuir cette négativité, ou de la noyer sous l'apparence bienséante du succès, de l'épanouissement souriant, il faut l’embrasser, l'intégrer, jusqu'à ce que les expériences négatives soient tout comme les positives des briques de valeur dans la construction de la pensée.

2. Sur le nécessité du recul pour comprendre l'humain. « La téléologie [étude de la finalité] toute entière est bâtie sur ce fait, que l'on parle de l'homme des quatre derniers mille ans comme d'un homme éternel, avec lequel toutes les choses du monde ont dès leur commencement un rapport naturel. » Admirable à quel point Nieztsche se projette dans le temps, on dirait un bon auteur de SF. L'avenir est si imprévisible, et tellement porteur de changements radicaux dans la nature même de l'humain, qu'il convient d'ouvrir la pensée à ces potentialités, ou du moins à sa propre ignorance de la plupart de ces potentialités.

9. Sur l'absurdité de la métaphysique. Nietzsche laisse la métaphysique, la recherche de la nature du réel, aux scientifiques. La métaphysique ne serait rien d'autre qu'un vaste entassements de possibles dont il ne convient pas de se préoccuper car ils sont hors de portée, inaccessibles, sans lien avec l'humain : « L'existence d'un pareil monde fut-elle des mieux prouvées, il serait encore établi que sa connaissance est de toutes les connaissances la plus indifférente : plus indifférente encore que ne doit l'être au navigateur dans la tempête la connaissance de l’analyse chimique de l'eau. » Mais, qui sait, l'humain ne sera peut-être pas toujours dans la tempête.

51 « Comment le paraitre devient être. » « L'hypocrite qui joue toujours le même rôle finit par cesser d'être hypocrite ; ainsi les prêtres qui, dans leur jeunesse, sont d'ordinaire, consciemment ou non, des hypocrites, deviennent enfin naturels et c'est alors qu'ils sont réellement prêtres dans aucune affectation. » Je me suis souvent interrogé à ce sujet au cours de mes séjours dans des monastères catholiques ou orthodoxes. Le moine devient moine en se faisait forger par l'enclume de l'habitude et le marteau des normes. De même pour chacun d'entre nous, à une intensité moindre.

58. Un aphorisme splendide sur la promesse de l'amour éternel. Allez, je le reproduis en entier.
On peut promettre des actions, mais non des sentiments, car ceux-ci sont involontaires. Qui promet à quelqu'un de l'aimer toujours, ou de le haïr toujours, ou de lui être toujours fidèle, promet quelque chose qui n'est pas en son pouvoir ; ce qu'il peut bien promettre, ce sont des actions qui, à la vérité, sont ordinairement les conséquences de l'amour, de la haine, de la fidélité, mais qui peuvent aussi provenir d'autres motifs, car à une seule action mènent des chemins et des motifs divers. La promesse d'aimer quelqu'un toujours signifie donc : tant que je t'aimerai, je te montrerai les actions de l'amour ; si je ne t'aime plus, tu continueras néanmoins à recevoir de moi les mêmes actions, quoique pour d'autres motifs : de sorte que dans la tête des autres hommes persiste l'apparence que l'amour serait immuable et toujours le même. On promet ainsi la persistance de l'apparence de l'amour, lorsque, sans s'aveugler soi-même, on jure à quelqu'un un amour éternel.
80. Sur le suicide et sa beauté. Prenant exemple sur les grecs antiques, Nietzsche fait une petite apologie du suicide du vieillard qui choisit de quitter la vie selon ses propres termes, acte raisonnable et donc de valeur. Sa conclusion est une pique particulièrement croustillante : « Les religions sont riches en expédients contre la nécessité du suicide : c'est un moyen de s'insinuer par la flatterie chez ceux qui sont épris de la vie. »

87 « Celui qui s'abaisse veut se faire élever. » N'est-ce pas le cœur même de la plupart des religions ? La vie terrestre n'est niée que pour l'espoir d'un extase à venir, d'une reconnaissance des sacrifices effectués, et par-dessus tout pour l'espoir d'un logos qui accorde à la vie humaine une grande valeur.

111. La religion comme tentative primitive de l'homme pour influer son environnement. Par tous les artifices ritualistes, « il est donc possible d'exercer une contrainte sur les puissances de la nature en se les rendant favorables. » Ainsi l'humain se console de son impuissance et satisfait son puissant instinct de causalité, faute de le comprendre.

116. Critique de l’hypocrisie du chrétien ordinaire. « Si le christianisme avait raison, avec ses dogmes du Dieu vengeur, de la peccabilité [état d'un être capable de pécher] universelle, de l'élection par la grâce et du danger de damnation éternelle, ce serait un signe de faiblesse d'esprit et de manque de caractère, de ne pas se faire prêtre, apôtre ou missionnaire, de ne pas travailler avec crainte et tremblement et exclusivement à son propre salut ; ce serait un non-sens de perdre ainsi de vue l’avantage éternel pour la commodité d'un temps. » Comment être un saint sans fuir toutes choses terrestres, et comment être un vrai croyant sans chercher à être un saint ?

128. « La science moderne a pour but aussi peu de douleur que possible, aussi longue vie que possible — par conséquent une sorte de félicité éternelle, à la vérité fort modeste en comparaison des promesses des religions. » Fort modeste, mais — bien qu'il soit permis de douter que ce soit bien le but de la science — ô combien plus efficace. Le prêtre n'a pas besoin d'opérer la tumeur : la tumeur lui est indifférente, un chemin vers la vie véritable.

129. « Il n'y a pas assez d'amour et de bonté dans le monde pour devoir encore en prodiguer à des êtres imaginaires. » Et c'est les complimenter que de ne mentionner qu'amour et bonté.

161. Comment reconnaitre la valeur dans l'art ? « Nous pensons tous que l'excellence d'une œuvre d'art, d'un artiste, est prouvée, quand ils nous saisissent, nous ébranlent. Mais il faudrait d'abord que notre propre excellence de jugement et d'impression fut prouvée : ce qui n'est pas le cas. » Ainsi, méfiance notre propre jugement, soupçon envers nos émotions, de la même façon que le plaisir ou soulagement que provoque une idée (l'après-vie, par exemple) ne prouve en rien sa véracité. Trop souvent, l'impression provoquée sert de preuve à l'idée. D'ailleurs, aphorisme 227 : « Tiens seulement cela pour vrai, dit-il, tu sentiras comme cela fait du bien. Mais ce la signifie que de l’utilité personnelle que rapporte une opinion, on est censé tirer la preuve de sa vérité. » L'inverse est également vrai : face à une opinion désagréable : « Il ne peut pas avoir raison, car il nous cause du dommage. »

167. Contre la tyrannie des impressions, l'éducation : se libérer du « piquant de la nouveauté, de l'attente », qu'aujourd'hui ont pourrait appeler suspense ou surstimulation, au profit de reconnaissance et connaissance d'un motif et de ses nuances.

235. Anticipation assez précise des dangers du communisme à venir, et on retrouve déjà là les grands thèmes qui agiterons la littérature dystopique du vingtième siècle : « Les socialistes désirent établir le bien-être pour le plus grand nombre possible. Si la patrie durable de ce bien-être, l’État parfait, était réellement atteinte, le bien-être détruirait le terrain d'où naissent la grande intelligence et généralement l'individualité puissante : je veux dire la puissante énergie. » Alors, une valeur de la violence, de la tension ?

251. Pour jouir pleinement de la valeur de la pensée scientifique sans que la science ne nous prive des plaisirs et instincts moins rationnels : séparer l'esprit en deux. D'un côté la science, de l'autre le reste : « Dans un domaine est la source de force, dans l'autre le régulateur : les illusions, les préjugés, les passions doivent servir à échauffer, l'aide de la science qui connait doit servir à éviter les conséquences mauvaises et dangereuses d'une surexcitation. » Ainsi, sans nier les bases anciennes et vitales de l'esprit, et au contraire en les aimant, on y ajoute l'indispensable et plus humaine encore couche de raison.

257. « Aujourd’hui, nous vivons, il est vrai, encore dans la jeunesse de la science et nous avons coutume de suivre la vérité comme une belle fille ; mais qu'arrivera-t-il, quand un jour elle sera devenue une femme vieillie, au regard maussade ?  » Car certainement le connaissable est limité : quoi ensuite pour l'intelligence ?

283. La servitude volontaire, l'aveuglement choisi, dans une débauche d'action ? « Tous les hommes se divisent, de tout temps et de nos jours, en esclaves et libres ; car celui qui n'a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même est esclave, qu'il soit ailleurs ce qu'il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit. » La liberté du temps est un privilège, certes, mais un privilège parfois inquiétant, effrayant, qu'on repousse par l'activité pour l'activité dès qu'on la reçoit.

285. Déjà Nietzsche se plaint de la densité du monde qui noie l'otium dans l'activité barbare. Que l'oisif — à ne pas confondre avec le paresseux — ne culpabilise pas trop : « Tout individu calme et constant de cœur et de tête a le droit de croire qu'il possède non seulement un bon tempérament, mais une vertu d'utilité générale et qu'en conservant cette vertu il remplit même un devoir fort élevé. »

500. « En vue de la connaissance, il faut savoir utiliser ce courant intérieur qui nous porte vers une chose, et à son tour celui qui, après un temps, nous en éloigne. » J'aime ce beau résumé de la vision nietzschéenne du mouvement intellectuel permanent où, tel un voyageur à travers le monde, le voyageur de l'esprit a beau être parfois tenté de s'installer dans le confort d'une citadelle doctrinale, il regarde l'horizon avec un mélange de regret et d'envie, soupire, ajuste son sac sur ses épaules, et se met en route vers sa prochaine escale.

585. Retour de la téléologie, actuellement trop embourbée dans le déchaînement du progrès machiniste : « L'humanité emploie sans compter les individus comme combustibles pour chauffer ses machines : mais pourquoi donc les machines, si tous les individus (c'est à dire l'humanité) ne sont bons qu'à les entretenir ? Des machines qui sont leur fin à elle-mêmes, est-ce là l'umana commedia ? »

635. Malgré le triomphe de la science, malgré même le triomphe des résultats de la science, la pensée scientifique, basée sur le doute et les hypothèses, reste trop souvent une chose étrange et lointaine : « C'est, en effet, sur l'entente de la méthode que repose l'esprit scientifique, et tous les résultats des sciences ne pourraient, si ces méthodes venaient à se perdre, empêcher un nouveau triomphe de la superstition et de l'absurdité. » Car on peut utiliser un ordinateur et être créationniste, être sauvé par une chimiothérapie et se dire que l'on ira au paradis qu'un peu plus tard.

638. Et Nietzsche conclut en beauté sur l'image du voyageur : « Celui qui veut serait-ce dans une certaine mesure arriver à la liberté de la raison n'a pas le droit de se sentir sur terre autrement que voyageur, — et non pas même pour un périple vers un but final : car il n'y en a point. »

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