jeudi 4 avril 2019

Le Paradis Perdu - John Milton

Le Paradis Perdu - John Milton

A la lecture de ce long poème épique, écrit par Milton alors qu'il était aveugle, il est plaisant d'avoir en tête les gravures de Gustave Doré, les illustrations de William Blake et les grandioses peintures de John Martin. Déjà, mentionnons que la traduction de Chateaubriand y est pour beaucoup dans le plaisir de lecture : à part quelques choix étranges aujourd'hui (traduire dust par poudre plutôt que poussière ?), elle est excellente.

Ce qui marque le plus dans le Paradis Perdu, sans surprise, c'est le personnage de Satan. Et pour cause, sans lui, il ne se passerait strictement rien. S'il n'était pas rebelle, les anges passeraient leur temps à chanter des hymnes et des cantiques à la gloire de Dieu, Adam et Eve resteraient à jardiner tranquillement dans la béatitude, et voilà, fin. Mais Satan est ambitieux, insatisfait, jaloux, et au final magnifiquement humain. Comment ne pas aimer ce personnage ? Le début du poème, qui se concentre sur lui et sa psychologie, est de loin la partie la plus enthousiasmante. Je retiens quelques-unes de ses tirades :
Et toi, profond enfer, reçois ton nouveau possesseur. Il t'apporte un esprit que ne changeront ni le temps ni le lieu. L'esprit est à soi-mème sa propre demeure, il peut faire en soi un ciel de l'enfer, un enfer du ciel. Qu'importe où je serai, si je suis toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moins que celui que le tonnerre a fait plus grand ! Ici du moins nous serons libres. (p.63)
Comment ne pas aimer un tel personnage ? Il fait de la philosophie antique, et à travers ces paroles il incarne mieux qu'Adam et Eve la condition humaine et la pulsion vitale. Et Satan, ayant entrainé ses compagnons dans la chute, montre des « signes de remords et de compassion », et, voulant leur parler, « trois fois il essaye de commencer ; trois fois, en dépit de sa fierté, des larmes telles que les anges en peuvent pleurer, débordent. » (p.85) Tous les archanges restés fidèles ne peuvent pas arriver à la cheville de cette esthétique tragique. Et Mammon, un de ses proches, en rajoute une couche :
N'essayons donc pas de ravir de force ce qui, obtenu par le consentement, serait encore inacceptable, même dans le ciel, l'honneur d'un splendide vasselage ! Mais cherchons plutôt notre bien en nous ; et vivons de notre fond pour nous-mêmes, libres quoique dans ce vaste souterrain, ne devant compte à personne, préférant une dure liberté au joug léger d'une pompe servile. Notre grandeur sera alors beaucoup plus frappante, lorsque nous créerons de grandes choses avec de petites, lorsque nous ferons sortir l'utile du nuisible, un état prospère d'une fortune adverse ; lorsque dans quelque lieu que ce soit, nous lutterons contre le mal et tirerons l'aise de la peine, par le travail et la patience. (p.115)
Mais Milton essayerait-il de rendre son lecteur athée ? Et voilà que Béelzébuth accorde de l'importance au « vote populaire » des légions infernales ! (p.119) Et ils votent pour se mettent d'accord ! (p.125) L'enfer est-il donc démocratique ? L'enfer qui, d'ailleurs, est un « univers de mort, que Dieu dans sa malédiction créa mauvais, bon pour le mal seulement » (p.139). Et, pendant ce temps, Milton continue de rendre Satan charismatique. Il le fait voyager périlleusement dans les gouffres entre l'enfer et le ciel, « sombre et illimité océan, sans borne, sans dimensions où la longueur, la largeur et la profondeur, le temps et l'espace, sont perdus ; où la Nuit ainée et le Chaos, aïeux de la Nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu du bruit des éternelles guerres, et se soutiennent par la confusion. » (p.157) Cet endroit, si l'on peut dire, est certainement le plus intéressant du poème, justement parce qu'il est livré au chaos. C'est Satan qui traverse ces épreuves, qui réalise le parcours du héros pour accomplir ses désirs ambigus. Puis, Satan, une fois arrivé dans l'Éden :
Ah ! moi, misérable ! par quel chemin fuir la colère infinie et l'infini désespoir ? Par quelque chemin que je fuie, il aboutit à l'enfer ; moi-même je suis l'enfer ; dans l'abîme le plus profond est en dedans de moi un plus profond abîme qui, large ouvert, menace sans cesse de me dévorer ; auprès de ce gouffre, l'enfer où je souffre semble le ciel. (p225)
Terriblement humain. Quant aux raisonnements de Satan à l'idée de faire goûter aux premiers humains le fruit défendu, ils ne manquent pas de sens : « La science défendue ? cela est suspect, déraisonnable. » Alors, évidement, quand par la suite le personnage de Satan disparait presque, le poème devient nettement moins intéressant. Adam et Eve parviennent cependant à, parfois, reprendre son flambeau, notamment pour certaines scènes d'une certaine sensualité :
N'ayant point la peine de se débarrasser de ces incommodes déguisements que nous portons, ils se couchèrent l'un près de l'autre. Adam ne se détourna pas, je pense, de sa belle épouse, ni Eve ne refusa pas les rites mystérieux de l'amour conjugal, malgré tout ce que disent austèrement les hypocrites de la pureté, du paradis, de l'innocence, diffamant comme impur ce que Dieu déclare pur, ce qu'il commande à quelques-uns, ce qu'il permet à tous. (p.267)
Comme c'est bien dit ! Par contre, je ne suis pas certain de comprendre : ils ont une vie sexuelle dense, mais sans la lubricité et la honte (et la fertilité), qui n'arrivent qu'après avoir goûté le fruit ? Et aussi, cette phrase, à propos d'Eve : « des lèvres de son époux, les paroles ne lui plaisaient pas seules » (p.453) Quelle phrase élégante ! J'adore.

Mais une fois « l’astucieux tentateur » (p.531) dans l'ombre, les archanges prennent le relai, et ils sont fort ennuyeux. Place aux longs récits de bataille, et à beaucoup, beaucoup, beaucoup de paraphrase biblique. En fait,presque la moitié du poème est constituée de ces paraphrases peu enthousiasmantes. Je note simplement que les démons, en guise de punition divine, passent tous les ans quelques jours transformés en serpents. (p.609) Et les dernières lignes, qui laissent le lecteur sur Adam et Eve, sont bien choisies.

750 pages divisées par deux langues, 1667, belin

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