jeudi 14 juin 2018

De l'inégalité parmi les sociétés - Jared Diamond


De l'inégalité parmi les sociétés - Jared Diamond

Un bouquin fascinant qui tente de répondre à la question : pourquoi une telle domination de l'Eurasie dans l'histoire humaine ? « Pourquoi l'humanité ne s'est-elle pas développée aux même rythme sur les différents continents ? » (p.16) Jared Diamond commence par préciser que cela n'a rien à voir avec une éventuelle intelligence innée des peuples. Dans son introduction, il dit qu'il pense que les Néo-Guinéens, peuple qu'il connait bien, sont plus intelligents que les occidentaux. Alors que ceux-ci ont été sélectionnés génétiquement sur le plan de leur résistance aux épidémies de masse pendant qu'une agriculture relativement intensive leur permettait de survivre, les Néo-Guinéens évoluaient dans un environnement qui demande d'eux plus d'attention de tous les instants et de connaissance de leur écosystème.

Le facteur qui apparait rapidement comme permettant à une société de s'élever, si je puis dire, c'est sa capacité à produire des surplus alimentaires pour libérer une partie de la population qui pourra se consacrer à des tâches politiques, artisanales ou intellectuelles. Mais tous les environnements n'offrent pas un potentiel égal de surplus alimentaire, loin de là.

L'exemple de Pizarro conquérant des dizaines de milliers d’Aztèques avec ses quelques centaines de conquistadors est frappant. Bien sur, les espagnols ont des armures et armes de métal, alors que les aztèques n'ont que des massues, et ils ont des chevaux, animal de guerre inconnu aux Amériques à l'époque. Il ont leurs maladies contagieuses, aussi. Mais un autre élément est capital : « L'alphabétisation avait fait des Espagnols les héritiers d'un immense de connaissances sur les comportements et l'histoire. A l'opposée, non seulement Atahualpa [le roi Aztèque] n'avait aucune idée des Espagnols eux-mêmes, ni aucune expérience personnelle d'autres envahisseurs venus d'outre-mer, mais il n'avait jamais entendu parler de semblables menaces ailleurs en aucune période de l'histoire. » (p.115) Ainsi, à cause de l'isolement de sa civilisation, le roi Aztèque ignorait jusqu'au concept de civilisation étrangère agressive.

Jared Diamond s'attarde longuement sur le processus de domestication des végétaux comestibles. S'il était certainement involontaire au début, il obéit pourtant à des règles. Les cueilleurs ramassent ce qui leur plait, modifiant les espèces sur des points particuliers :
  • La taille et le goût. C'est évident : les humains préféraient les végétaux larges et gouteux, favorisant ainsi une évolution à long terme dans ce sens.
  • Le processus de dispersion des graines. Exemple : les pois dont la gousse explose au contact et éparpille les graines. Pas très pratique pour les récolter. Certaines gousses mutantes n'explosent pas, et condamnent donc leurs graines. Mais les humains aiment ces plans mutants faciles à récolter, et contribuent donc à la propagation de cette propriété. Même chose pour le blé et l'orge sauvage : leurs tiges se cassent toutes seules pour amener les graines au sol. Mais les humains préfèrent les plants mutants dont la tige ne se casse pas, et les propagent en les récoltant. 
  • La germination annuelle. A l'origine, toutes les graines d'une plante comme le blé sauvage ne germent pas toutes la même année, pour prévenir les intempéries climatiques qui pourraient condamner la germination d'une année. Mais les premiers cultivateurs semaient ce qu'ils récoltaient l'année précédente, favorisant ainsi les graines au rythme de germination régulier et annuel. 
  • Le système reproductif des plantes. Par exemple, produire un fruit sans avoir besoin d'être pollinisé, ou la capacité de s'auto-féconder. 
Un bon résumé de processus de sélection effectué par les humains : « Une terre labourée, fertilisée, arrosée et désherbée offre des conditions de croissance très différentes de celles d'un flanc de colline sec et non fertilisé. Par exemple, lorsqu'un cultivateur sème dans son jardin en rangs serrés, la compétition est intense entre les graines. Les grosses graines, qui peuvent profiter de bonnes conditions pour croître rapidement, seront désormais favorisées par rapport aux petites graines autrefois avantagées  sur les flancs de colline secs et non fertilisés, où les graines étaient plus éparses et où la compétition était donc moins rude. » (p.180)

Les plantes sauvages disponibles en Eurasie, et plus particulièrement croissant fertile (actuels Turquie, Syrie, Liban...), étaient de loin les plus prometteuses pour la domestication par rapport à celles des autres régions au climat semblable : Californie, Chili, sud-ouest de l'Australie et Afrique du Sud. Voici les avantages du croissant fertile :
  • « L'Eurasie centrale possède de loin la plus grande zone mondiale de climat méditerranéen. En conséquence, elle dispose d'une plus grande variété de plantes sauvages et d'espèces animales. » (p.204) 
  • De plus, c'est dans cette zone que les variations climatiques sont plus fortes entre les saisons, ce qui favorise l'existence des plantes annuelles. Grace à la combinaison de ces deux premiers facteurs, sur les 52 graines du monde qui sont au moins dix fois plus grosses que l'espèce médiane et peuvent donc nourrir les humains, 32 viennent de la zone méditerranéenne de l'Eurasie occidentale. « Ce seul fait contribue largement le cours de l'histoire humaine. » (p.205)
  • Cette zone offre aussi un large éventail d'altitude et de topographies sur de courtes distances, or la diversité d'environnements favorise la diversité des plantes sauvages et permet de compter sur des plantes disponibles à différents moments de l'année à différentes altitudes. 
  • La variété des mammifères domesticables. Dans les autres zones méditerranéennes du monde, il n'y en a guère, mais chèvre, mouton, porc et vache sont très tôt domestiquées dans le croissant fertile. Toutes ces espèces viennent d'ailleurs, mais la position centrale du croissant fertile a permis de les accueillir. 
Par exemple, à titre de comparaison, en mésoamérique (Amérique centrale), il n'y avait comme animaux domestiques que la dinde et le chien, et la principale céréale, le mais, a nécessité une très longue domestication. Pas de bœuf pour le labour, pas de chevaux pour se déplacer ou guerroyer. (D'ailleurs, les indiens d'Amérique ne connaissaient pas non plus les chevaux avant l'arrivée des européens.) Le croissant fertile partait donc avec une très large longueur d'avance.

On peut se demander pourquoi les humains des autres régions n'ont pas pu domestiquer les espèces animales locales. La domestication nécessite que beaucoup de facteurs soient réunis :
  • Le régime alimentaire. Les animaux consomment bien plus de calories qu'ils n'en produisent : c'est la raison pour laquelle domestiquer un animal carnivore n'est pas rentable si l'on veut produire de la nourriture. 
  • Le rythme de croissance. Ainsi, attendre quinze ans pour consommer un gorille n'est pas rentable.
  • La reproduction en captivité. Certains animaux, comme les guépards, refusent de se reproduire en captivité, qui perturbe leurs rituels qui précèdent l'accouplement.
  • L’agressivité. Plutôt limpide : l'auteur prend l'exemple du grizzli, qui pourtant est essentiellement végétarien et produirait beaucoup de viande. Étonnamment, c'est aussi le cas du zèbre. 
  • La nervosité. Les gazelles, par exemple, détallent au premier signe de menace et sautent extremement haut. Pas très pratique. 
  • La structure sociale. La majorité des espèces de grands mammifères domestiques « vivent en troupeaux, respectent une hiérarchie de dominance élaborée et n'ont pas de territoire bien définis. » (p.257) Ainsi, l'homme peur prendre le rôle de leader du troupeau.
Un facteur supplémentaire explique vitesse de propagation des cultures depuis le croissant fertile : l'axe est-ouest de l'Eurasie. En effet, les variations saisonnières sont réduites et les plantes et animaux peuvent donc se déplacer en restant dans un climat tolérable pour eux. Alors que dans les Amériques et en Afrique, le climat change drastiquement dans l'axe nord-sud : les organismes possèdent une zone de vie plus limitée. On y trouve mêmes des déserts et des jungles qui empêchent le déplacement des cultures.

Les avantages alimentaires de l’Eurasie expliquent donc pourquoi ce continent a pu prendre de l'avance technologique sur les autres. Mais dans les Amériques, l’immense majorité des indigènes n'a pas été décimée par la technologie, mais par des maladie apportées par les colons. Jared Diamond prend le temps d'expliquer ce qu'est un microbe. C'est une forme de vie qui, comme les autres, est guidée par la sélection naturelle. Il a but de se reproduire et donc de se transmettre d'hôte en hôte : c'est là le rôle des symptômes. Éternuement et diarrhée sont simplement pour les microbes des moyens de se propager, la douleur ou la mort n'étant que des effets secondaires. « Du moment que chaque victime infecte ainsi en moyenne plus d'une victime, la bactérie se rependra, même si le premier hôte meurt. » (p.296)

Or certaines maladies ont besoin d'un grand nombre de victimes. « La rougeole à toutes les chances de disparaitre dans les populations humaines de moins d'un million d'habitants. Ce n'est que dans les populations plus nombreuses que la maladie circule d'une région à une l'autre, persistant ainsi jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle génération dans la zone initialement infectée où la maladie pourra alors revenir. » (p.302) Ainsi les petites populations se produisent pas ce type de de maladie, et donc pas d'anticorps, et peuvent aisément balayées quand elles se retrouvent contaminées par un colon dont le système immunitaire est beaucoup plus adapté.

Les maladies eurasiennes de masse ont évolué à partir du contact prolongé avec les animaux domestiques grégaires, et il n'existait quasiment pas d'animaux de ce type domestiqués ailleurs dans le monde : c'est pourquoi c'est l'Eurasie qui possédaient les les maladies les plus virulentes. A part les maladies des tropiques, principale barrière à la colonisation des tropiques par les occidentaux aux systèmes immunitaires non habitués.

Sur un autre plan, on pourrait instinctivement penser que certaines sociétés sont plus conservatrices que d'autres et donc plus ouvertes au changement. Il semblerait que ce ne soit pas le cas : on trouverait partout des société conservatrices et progressistes. Mais encore faut-il que les sociétés progressistes entrent en contact avec de l'innovation : c'est pourquoi les sociétés isolées sont désavantagées. C'est là ce qui a empêché la Chine de dépasser l'Europe : la Chine, géographiquement unie, possédait un pouvoir centralisé. Il suffisait d'une décision arbitraire de ce pouvoir, comme par exemple interdire les chantiers maritimes, pour bloquer le pays dans le temps. Au contraire, l'Europe, composée d'une multitude d'îles et de péninsules, résistait à l'unification politique. Ainsi, dans cet amas d'états, aucun ne pouvait se permettre de ne pas aller de l'avant sous peine de se faire écraser par ses voisins plus progressistes.

La production alimentaire est ce qui permet l'accroissement de la population, et l'accroissement de la population est ce qui permet la complexification de la société et mène à l’apparition d'une autorité centrale : « L'une des raisons pour lesquelles l'organisation du gouvernement des hommes tend à passer de la forme de la tribu à celle de la chefferie dans les sociétés de plus de quelques centaines de membres, c'est que l'épineux problème de la résolution des conflits entre inconnus devient de plus en plus aigu dans les groupes plus nombreux. » (p.401)

La production alimentaire est tellement capitale que c'est elle qui détermine le succès des colonisations : si le colon peut faire pousser ses cultures, il s'installe. Si le climat ou d'autres facteurs ne conviennent pas, il part, laissant ainsi leurs chances à des locaux plus adaptés.  A moins, comme dans les temps modernes, en Australie par exemple, qu'il n'aie derrière un pays tellement riche et une telle maitrise de l'agriculture qu'il puisse dépasser une partie des obstacle locaux. Le fait d'amener avec soi plantes et animaux domestiques n'existant pas sur place jouent aussi énormément.

De l'inégalité parmi les sociétés est une lecture époustouflante, un concentré d'informations renversantes. Un livre important. Dommage que la dernière partie, qui applique la théorie à des exemples concrets, fasse beaucoup de redites.

641 pages, 1997, folio

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