vendredi 23 mars 2018

De la nature - Lucrèce


De la nature - Lucrèce

Lucrèce, il y a plus de 2000 ans, entreprend la lourde tâche de mettre en langue latine la philosophie d’Épicure. J'ai lu son long poème dans une traduction en prose plutôt qu'en vers pour privilégier la fluidité de lecture. Lucrèce, pour développer sa vision d'un monde sans dieux, décrit longuement le fonctionnement de tous les phénomènes naturels possibles. De l'infiniment petit à l'infiniment grand, de la naissance de la vie à la destruction de toutes choses, l'ambition du poète est admirable. Parfois, on sourit devant des explications qui nous semblent aujourd’hui naïves et invraisemblables, et on est de temps en temps lassé de lire ce qui ressemble à une longue énumération, mais la force de la plume de Lucrèce est toujours là : c'est un plaisir que d'accompagner le poète-philosophe dans sa quête de savoir et de connaissance. Jamais il ne cède à l'obscurantisme et à la superstition. Même quand il se plante magistralement, on apprécie la tentative de compréhension du monde. J'y retrouve le même plaisir que je retire d'une partie de la philosophie antique : il y a quelque-chose de particulièrement touchant dans ces textes anciens écrits par des sages qui courent après la vérité, qui cherchent comment vivre bien. Ils donnent envie d'aimer l'humanité.

Ci-dessous, quelques passages sélectionnés.

Pour la terre, elle n'a jamais été qu'une matière privée de sentiments ; mais, comme elle possède une multitude d’éléments des choses, elle produit de mille manières une multitude de corps à la lumière du soleil. Néanmoins, si l'on veut appeler la mer Neptune, et les moissons Cérès, si l'on se plaît à employer abusivement le nom de Bacchus au lieu du terme propre qui désigne le vin, on est maître aussi de donner à la terre le titre de Mère des dieux, pourvu qu'en réalité on préserve son esprit de la souillure honteuse de la superstition.

Ne va pas croire pourtant que tous les atomes puissent se combiner de toutes les façons : car alors on verrait communément des monstres dans la nature ; des êtres mi-hommes mi-bêtes viendraient au monde, de hautes branches s'élanceraient du corps d'un animal vivant, des membres d'animaux terrestres s'uniraient à des parties d'animaux marins et des chimères soufflant la flamme par leur gueules seraient nourries par la nature sur la terre, mère de toutes les choses. Aucun de ces prodiges n'apparaît ; c'est que tous les corps proviennent de semences définies, ont une mère déterminée et croissent avec la faculté de conserver chacun son espèce.

Tout d'abord, nulle part, en aucun sens, à droite ni à gauche, en haut ni en bas, l'univers n'a de limite ; je te l'ai montré, l'évidence le crie, cela ressort clairement de la nature même du vide. Si donc de toutes parts s'étend un libre espace sans limites, si des germes innombrables multipliés à l'infini voltigent de milles façons et de toute éternité, est-il possible de croire que notre globe et notre firmament aient été seuls créés et qu'au-delà il n'y ait qu'oisiveté pour la multitude des atomes ? Songe bien surtout que ce monde est l'ouvrage de la nature, que d'eux-mêmes, spontanément, par le seul hasard des rencontres, les atomes, après mille mouvements désordonnés et tant de jonctions inutiles, ont enfin réussi à former les unions qui, aussitôt accomplies, devraient engendrer ces merveilles : la terre, la mer, le ciel et les espèces vivantes. Il te faut donc convenir, je te le redis, qu'il s'est formé ailleurs d'autres agrégats de matière semblables à ceux de notre monde, que tient embrassé l'étreinte jalouse de l'éther.

Toutes les fois d'ailleurs qu'une abondante matière se tient prête, qu'un espace l'attend et que rien ne fait obstacle, il est évidemment fatal que les choses prennent forme et s'accomplissent. Et si par surcroît les germes sont en telle quantité que tout le temps de l'existence des êtres ne suffirait à les compter ; si la même force subsiste et la même nature pour les rassembler en tous lieux et dans le même ordre que les atomes de notre monde, il faut admettre que les autres régions de l'espace connaissent aussi leur globe, leurs races d'homme et leurs espèces sauvages.

Tous les corps, en effet, que tu vois grandir heureusement et s'élever peu à peu à l'état d'adultes, acquièrent plus qu'ils ne dissipent ; la nourriture aisément circule dans toutes les veines et les tissus ne sont pas assez lâches et distendus pour perdre beaucoup de substance et laisser la dépense l'emporter sur l'acquis. Nos corps font des pertes importantes, il faut en convenir, mais le compte des acquisitions domine jusqu'au jour où le faîte de la croissance est atteint. Dès lors, insensiblement les forces diminuent, la vigueur de l'adolescence est brisée et l'âge glisse vers la décrépitude. Plus est vaste en effet un corps qui ne cesse de croître, plus sa surface est large, et plus nombreux sont les éléments qu'il répand de toutes parts et qui s'échappe de sa substance. Les aliments ne se répandent plus aisément dans toutes les veines et ne suffisent pas pour réparer les flots de matière qui s'échappent sans cesse et pour fournir la substance de remplacement. Il est donc fatale que les corps périssent, étant moins denses à cause de leur pertes incessantes et plus faibles contre les chocs qui surviennent. Car la nourriture finit par manquer au grand âge, et dans on état d'affaissement l'être résiste mal aux chocs répétés du dehors, sa résistance est vaincue par leur acharnement.

L'éducation peut former certains hommes et les polir uniformément ; le caractère de chacun n'en garde pas moins son empreinte première. Nos défauts, croyons-le, ne peuvent être si bien extirpés, que l'un ne reste toujours sur la pente qui fait glisser à la colère, que l'autre ne se tourmente trop vite de crainte, qu'un troisième n'ait trop de facilité à s’accommoder des choses. En bien d'autres points, des différences distinguent fatalement les divers tempéraments, avec les mœurs qu'ils engendrent ; je ne puis en exposer maintenant les raisons secrètes, ni trouver des noms pour tant d'éléments et de figures, principes de cette diversité. Il est une évidence que je puis cependant proclamer, c'est que les traces du naturel premier, que la raison est incapable d’effacer, s'atténuent cependant au point que rien ne peut nous empêcher de mener une vie digne des dieux.

Si l'âme est immortelle et qu'au moment de la naissance elle se glisse dans le corps, pourquoi notre vie antérieure ne nous laisse-t-elle aucun souvenir ? Pourquoi ne conservons-nous aucune trace de nos anciennes actions ? Et si l'âme a subi de telles altérations que tout souvenir du passé en soit perdu, un tel état n'est pas, je pense, bien éloigné de la mort. Allons ! L'âme d'autrefois est morte et celle d'aujourd'hui a été crée aujourd'hui.

Toujours en effet la vieillesse dans le monde doit céder au jeune âge qui l’expulse ; les choses se renouvellent aux dépens les unes des autres, suivent un ordre fatal. Nul n'est précipité dans le noir gouffre du Tartare ; mais il est besoin de matière pour la croissance des générations nouvelles, lesquelles à leur tour, leurs vies achevées, iront te rejoindre ; toutes celles qui t’ont précédé ont déjà disparu, toutes après toi passeront. Ainsi jamais les êtres ne cesseront de s'engendrer les uns les autres ; la vie n'est propriété de personne, tous n'en sont que l'usufruit.

Regarde maintenant en arrière, tu vois quel néant est pour nous cette période de l'éternité qui a précédé notre naissance. C'est un miroir où la nature nous présente l'image de ce qui suivra notre mort. Qu'y apparaît-il d'horrible, quel sujet de deuil ? Ne s'agit-il pas d'un état plus paisible que le sommeil le plus profond ?

Et toi, tu hésiteras, tu t'indigneras de mourir ? Tu as beau vivre et jouir de la vue, ta vie n'est qu'une mort, toi qui en gaspille la plus grande part dans le sommeil et dors tout éveillé, toi que hantent les songes, toi qui subis le tourment de mille maux sans parvenir jamais à en démêler la cause, et qui flotte et titube, dans l'ivresse des erreurs qui t'égarent.

Mais pourquoi donc vouloir plus longue vie ? Qu'en serait-il retranché du temps qui appartient à la mort ? Nous ne pourrions rien distraire qui diminuât la durée de notre néant. Ainsi tu auras beau vivre assez pour enterrer autant de générations qu'il te plairait : la mort toujours t'attendra, la mort éternelle, et le néant sera égal pour celui qui a fini de vivre aujourd'hui ou pour celui qui est mort il y a des mois ou des années.

Puisque la masse terrestre, l'eau, les souffles légers des vents et les brûlantes vapeurs du feu, dont se composent l'ensemble des choses, puisque tous ces corps connaissent la nécessité de naître et de mourir, pensons qu'il en est de même pour le monde entier. Car les êtres dont nous voyons les membres formés d'une substance née et d'un corps mortel, et êtres-là apparaissent contraints à naître et à mourir. C'est pourquoi, voyant les vastes membres, les parties gigantesques du monde se consumer et ensuite renaître, je conclus que pour le ciel et la terre pareillement il y a eu un premier instant et il y aura une ruine fatale.

C'est que le bien que nous avons sous la main, tant que nous n'en connaissons pas de plus doux, nous l'aimons entre tous, il est roi ; mais une nouvelle et meilleure découverte détrône les anciennes et renverse nos sentiments. Ainsi l'homme méprisa le gland, de même il renonça aux couches d'herbes garnies de feuillages. Les vêtements faits de peau de bête un jour n'eurent plus de valeur : et pourtant leur découverte avait excité tant d'envie qu'un guet-apens mortel avait attiré, j'en suis sur, le premier qui les porta ; et cette dépouille disputée entre les meurtriers, toute sanglante, ft déchirée, et aucun d'eux ne put en jouir.

Alors, c'étaient les peaux de bête, aujourd'hui, c'est l'or et la pourpre qui préoccupent les hommes et les fait se battre entre eux : ah ! C'est bien sur nous, je le pense, que retombe la faute. Car le froid torturait ces hommes nus, ces enfants de la terre, quand les peaux leur manquaient : mais pour nous, quelle souffrance est-ce donc de n'avoir pas un vêtement de pourpre et d'or rehaussé de riches broderies ? Une étoffe plébéienne ne suffit-elle pas à nous protéger ? Ainsi donc le genre humain se donne de la peine sans profit et toujours consume ses jours en vains soucis. Faut-il s'en étonner ? Il ne connaît pas la borne légitime du désir, il ne sait les limites où s’arrête le véritable plaisir.

Pareils aux enfants qui tremblent et s’effraient de tout dans les ténèbres aveugles, c'est en pleine lumière que nous-mêmes, parfois, nous craignons des périls aussi peu redoutables que ceux dont s'épouvantent les enfants dans les ténèbres et qu'ils imaginent tout près d'eux. Ces terreurs, ces ténèbres de l'esprit, il faut donc pour les dissiper, non les rayons du soleils ni les traits lumineux du jour, mais l'étude rationnelle de la nature.

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