lundi 11 mars 2024

Tous les retours sont positifs (Nouvelle)

Dali - The Vertebrate Grotto


Il fait pas rêver mon taf, c’est clair. Quand j’en parle, on me regarde de travers. Alors j’en parle pas. Je parle pas. Je fais mon boulot. Je le fais pour Antonin.

Quand c’est dur, quand l’odeur manque de me faire gerber, quand il faut nettoyer les litres de sang et de merde, je me dis : Pour Antonin.

Et j’enchaine.

Là, on me livre un vieil âne, trois chevreuils ramassés en bord de route et une vingtaine de ragondins. Encore frais. Trop frais.

Sixième camion de la journée. Crevé. Bientôt seize heures.

Je grimpe dans la pelle hydraulique et je fais mon taf. Je chope les carcasses avec la pince et je les dépose sur le tas du jour. Un tas de cadavres. Peut-être une soixantaine de bestioles. Un tas honnête. L’âne se laisse manier sans rouspéter. Le premier chevreuil aussi. Le deuxième m’emmerde. Il a dû se prendre un camion à pleine vitesse, je sais pas, il est tout désarticulé. J’ajuste la pince et il éclate. Fait chier. Ses tripes se répandent sur les dalles. Je dirais bien que ça pue, mais non, ça ne change rien à l’odeur. Ça pue toujours. Je le dépose délicatement sur l’âne. Le salaud glisse et continue à déverser son intérieur. Putain de merde de

Pour Antonin.

Le troisième chevreuil est tout raide, ça me va, c’est pratique. Par contre, les ragondins m’emmerdent aussi. C’est petit ces machins-là. Vicieux. Pas évident de les choper. Moins salissant, mais ça prend du temps.

OK, livraison traitée.

Je m’intéresse à une autre pile, je chope quelques carcasses faisandées bien comme il faut et je les envoie dans le broyeur. Ça fait du boucan. Je me sens sale. Allez, la journée est bientôt finie. Je descends, je vérifie que tout va bien dans les salles de reproduction, où des milliers de mouches copulent dans la puanteur de l’ammoniac. Puis un coup d’œil aux silos où se trémousse mon gagne-pain : des torrents infinis de vers se tortillant les uns sur les autres. Je leur balance leur dose de bidoche broyée pour la nuit, avec le colorant adapté à chaque silo. Ils sont blanc mes vers, mais aussi jaunes, rouges, verts… On me demande beaucoup les pourpres vifs ces temps-ci. Parait que la poiscaille adore ça. Y peuvent pas résister. Je vends de bons vers. Tous les retours sont positifs.

C’est presque beau cet arc-en-ciel frétillant. Un déchainement de vie.

Je vais nettoyer la merde et le sang.

Pour Antonin.

La nuit est bien installée. Je ferme les portes. Je ferme les fenêtres. J’éteins les lumières. Je vérifie les caméras de surveillance. Tout est tranquille.

Je soupire. Je pense à ma famille.

J’ouvre la trappe. Je remonte dans la pelle. Je choisis un superbe cheval mort depuis cinq jours. Une bête de compétition. Ça lui plaira. Je connais ses gouts. J’entends ses gémissements d’impatience.

Je lâche le cheval au-dessus de la trappe. Flop. Et immédiatement les sons du festin.

Pour toi Antonin.

Papa t’aime. 


11/03/24

2 commentaires:

  1. Le mien est positif aussi. Je l'ai lue trois fois d'affilée, et c'est toujours aussi mystérieux, bizarre et sordide. Bravo !

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    1. Et il me semble que toi aussi tu avais écrit une nouvelle avec un gros tas de cadavres ! (nomic)

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